Depuis 2022, le gouvernement du Canada a apporté trois vagues de modifications à la Loi sur la concurrence (Loi), apportant des modifications importantes aux lois canadiennes sur la concurrence, les plus récentes modifications ayant reçu la sanction royale le 20 juin. Notre publication sur toutes les modifications se trouve ici.
Parmi les modifications, on compte plusieurs modifications aux dispositions de l’article 90.1 de la Loi, qui visent les accords civils (non criminels) anti-concurrentiels. Les modifications apportées à l’article 90.1 élargissent la portée des accords visés, imposent des amendes importantes et permettent l’octroi de droits d’action privés en dommages-intérêts.
Avant les modifications, l’article 90.1 de la Loi ciblait les collaborations entre concurrents, c’est-à-dire les accords ou arrangements entre concurrents actuels ou potentiels, qui empêchaient ou diminuaient sensiblement la concurrence dans un marché ou auraient vraisemblablement eu cet effet. Cette disposition permettait au commissaire de la concurrence (commissaire) d’examiner les accords ou arrangements de collaboration entre entreprises qui se livraient concurrence pour un produit, y compris les coentreprises et les alliances stratégiques, pour s’assurer que ces accords autrement légitimes ne nuisaient pas à la concurrence.
Jusqu’à ce que les modifications soient apportées, la contravention à l’article 90.1 ne pouvait qu’entraîner une ordonnance d’interdiction ou prescriptive du Tribunal de la concurrence (Tribunal) exigeant que les concurrents cessent toute activité de contravention. Aucune amende, pénalité ou autre conséquence financière ne pouvait découler d’une contravention, à l’exception des coûts associés au respect d’une telle ordonnance.
Les modifications récentes modifient considérablement la portée de la disposition, de sorte que celle-ci englobe désormais les accords anti-concurrentiels entre non-concurrents , y compris les accords qui ne sont plus en vigueur. Le nouveau libellé de la disposition permet également au Tribunal d’imposer des amendes importantes et permet à des parties privées de présenter au Tribunal des demandes d’indemnisation découlant de contraventions à l’article 90.1.
Portée élargie pour inclure les accords entre non-concurrents
À compter du 15 décembre 2024, la portée de l’article 90.1 sera élargie pour inclure les accords entre non-concurrents lorsque l’« objet important » de l’accord, ou d’une partie de l’accord, nuit à la concurrence et que l’accord a pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence.
Auparavant, la définition de « concurrent » limitait la portée de l’article 90.1, exigeant qu’un accord soit conclu entre des concurrents ou des concurrents potentiels pour un produit (c.-à-d. que son applicabilité se limitait à la collaboration horizontale). Bien que toute relation concurrentielle entre les parties à un accord ou à un arrangement puisse encore jouer un rôle pour déterminer si un accord a pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence sur un marché, la nuance qui découle de cette modification est qu’un accord n’est pas automatiquement protégé lorsque les parties ne se livrent pas (potentiellement ou réellement) concurrence.
Cette modification semble directement liée à la volonté du gouvernement fédéral d’élargir la portée de la disposition civile en vertu de la Loi, notamment pour englober les accords entre les entreprises à différents niveaux commerciaux, comme les fournisseurs et les détaillants. Par exemple, selon le libellé précédent de l’article 90.1 de la Loi, les contrats de licence et de franchise qui pourraient indirectement compromettre l’entrée potentielle d’un concurrent étaient difficiles à contester parce que les parties au contrat (franchiseur et franchisé) n’étaient pas des concurrents. Bientôt, cela ne sera plus un obstacle à la contestation d’un accord en vertu du nouveau libellé de l’article 90.1.
La résiliation d’accords problématiques ne garantit désormais plus une protection
D’autres modifications apportées à la Loi ont pour effet de reformuler l’article 90.1 afin de permettre d’examiner le comportement passé et de déterminer si un accord ou un arrangement a eu pour effet d’empêcher ou de diminuer la concurrence sur un marché (c.-à-d. dans le passé). Cette modification semble avoir pour but de dissuader les entreprises de « franchir la ligne jusqu’à ce qu’on leur demande d’arrêter »1. Les modifications comprennent un délai de prescription précisant qu’aucune mesure ne peut être prise à l’égard d’accords résiliés depuis plus de trois ans.
Auparavant, la résiliation volontaire d’un accord ou d’un arrangement qui violait l’article 90.1 suffisait. Compte tenu de l’élargissement de la portée de la Loi pour tenir compte des effets anti-concurrentiels passés, le fait de mettre fin à des accords ou comportements problématiques ne suffira peut-être plus à protéger les parties.
Cette modification est entrée en vigueur avec la sanction royale le 20 juin 2024, ce qui signifie que le commissaire peut poursuivre un comportement antérieur en vertu de cet article immédiatement.
Amendes importantes en cas de contravention
Avant les modifications, le Tribunal ne pouvait pas imposer de sanctions administratives pécuniaires pour des violations de l’article 90.1 de la Loi. Le principal recours dont disposait le commissaire était de demander une ordonnance interdisant le comportement anti-concurrentiel.
Les modifications permettent au Tribunal d’imposer des sanctions administratives pécuniaires potentiellement importantes n’excédant pas le plus élevé des montants suivants : i) 10 millions de dollars (15 millions de dollars pour les ordonnances subséquentes) ou ii) trois fois la valeur du bénéfice tiré de l’accord ou, si ce montant ne peut être déterminé raisonnablement, 3 % des recettes globales brutes.
L’un des facteurs aggravants ou atténuants dans le cadre de l’établissement du montant d’une pénalité administrative est l’historique de conformité de l’entité à la Loi. Par conséquent, des antécédents de non-conformité à la Loi pourraient entraîner une augmentation importante des amendes en vertu du nouveau libellé de l’article 90.1. Le Tribunal peut également rendre des ordonnances de dessaisissement d’actifs ou d’actions dans la mesure raisonnable et nécessaire pour enrayer les effets anti-concurrentiels de l’accord.
Ces nouvelles mesures d’application changent considérablement l’évaluation visant à déterminer s’il y a lieu de conclure des accords qui pourraient contrevenir à l’article 90.1. Avant les modifications, la conséquence la plus probable était une ordonnance faisant cesser le comportement problématique. Maintenant, le même comportement peut avoir des conséquences financières et commerciales importantes pour les parties.
Il n’existe aucune disposition relative au report de l’entrée en vigueur de ces pénalités supplémentaires, ce qui signifie que le commissaire pourrait prendre des mesures d’exécution et demander des amendes (au moyen d’une demande au Tribunal) en tout temps. Les modifications précisent que l’ordonnance imposant une sanction pécuniaire a pour objet de promouvoir des pratiques conformes à l’article 90.1 de la Loi et non de punir la personne qui reçoit l’amende. Toutefois, cela n’empêche pas le commissaire ou les demandeurs privés de demander des amendes importantes dès le début de toute mesure d’application pour obtenir une marge de manœuvre.
Les parties privées pourront bientôt demander une indemnisation
En plus des amendes et pénalités potentielles, l’article 90.1 a également été modifié afin de permettre aux parties privées de réclamer des dommages-intérêts aux parties à certains arrangements anti-concurrentiels. Ce nouveau droit privé d’action et le droit à des dommages-intérêts demeurent à éclaircir en ce qui concerne l’incidence pratique des récentes modifications.
À compter du 20 juin 2025, les parties privées pourront demander au Tribunal l’autorisation de présenter une demande en vertu de l’article 90.1. Le critère d’autorisation sera assoupli pour permettre les demandes qui serviraient « l’intérêt public » ou si l’auteur de la demande est gêné dans « tout ou partie » de son entreprise. Ce qui constitue l’« intérêt public » n’est pas défini et il est peu probable qu’il le devienne tant que le Tribunal n’aura pas rendu de décision dans le cadre de ses premières causes selon le nouveau libellé.
Les demandeurs privés qui obtiennent gain de cause pourront demander au Tribunal d’accorder des dommages-intérêts d’un montant « ne pouvant excéder la valeur du bénéfice tiré du comportement ». La façon dont cela sera déterminé en pratique demeurera une question ouverte jusqu’à ce qu’il y ait au moins une certaine jurisprudence sur ce point. Lorsqu’il rend une ordonnance de dommages-intérêts, le Tribunal est autorisé à préciser les modalités qu’il juge nécessaires à la mise en œuvre de l’ordonnance, y compris les modalités relatives à l’avis aux réclamants éventuels, à l’établissement des modalités de forme et de temps quant à la présentation d’une réclamation, à l’admissibilité des réclamants et à la répartition des dommages-intérêts non réclamés.
À retenir
Dans la foulée de la portée élargie de l’article 90.1 de la Loi, les entreprises devraient examiner attentivement les accords et les arrangements existants et futurs avec des concurrents et des non-concurrents, surtout si le commissaire ou des parties privées peuvent soutenir que les effets des accords ou du comportement sont anti-concurrentiels. Les entreprises devraient également évaluer régulièrement les risques liés aux pratiques commerciales et aux plans stratégiques actuels et proposés, compte tenu de la portée élargie des mesures d’application de la Loi tant publiques que privées, ainsi que de la possibilité nouvellement ajoutée d’amendes substantielles en cas de contravention à l’article 90.1.
Bien que le Bureau de la concurrence ait annoncé son intention de consulter les Canadiens au fur et à mesure que ses lignes directrices seront mises à jour pour tenir compte des modifications2, le moment ou l’utilité de ces lignes directrices est inconnu et, entre-temps, les entreprises sont confrontées à l’incertitude quant à l’application possible des lignes directrices par les parties privées et publiques dans le cadre de ce cadre élargi d’application.