Depuis 2022, le gouvernement du Canada a apporté trois vagues de modifications à la Loi sur la concurrence (Loi), apportant des modifications importantes aux lois canadiennes sur la concurrence, les plus récentes modifications ayant reçu la sanction royale le 20 juin 2024. Notre publication sur toutes les modifications se trouve ici.
Parmi les modifications, on compte plusieurs changements touchant les dispositions en matière d’abus de position dominante de la Loi, qui ont pour effet cumulatif une disposition élargie, des amendes plus élevées et des dommages-intérêts potentiels à des parties privées. Le présent bulletin fait partie d’une série visant à aider les entreprises à comprendre et à respecter leurs nouvelles obligations en vertu de la Loi.
Une liste allongée, mais pas nouvelle, de facteurs pour l’évaluation des effets sur la concurrence
En 2022, le cadre de l’abus de position dominante a été étendu pour inclure des facteurs additionnels à prendre en compte, dont les effets de réseau, les effets sur la concurrence par les prix et sur la concurrence hors prix (c. à d. la vie privée des consommateurs et le choix), la nature et la portée des innovations dans un marché et tout autre facteur relatif à la concurrence dans le marché.
Bien que ces facteurs soient dorénavant énoncés dans la Loi, le Bureau de la concurrence (Bureau) était auparavant en mesure de tenir compte, et a tenu compte, de facteurs de cette nature pour établir si une diminution ou un empêchement sensible de la concurrence est survenu ou est susceptible de survenir. Il est permis de penser que cette modification ne change pas de façon drastique la portée du cadre de l’abus de position dominante, quoiqu’elle indique un intérêt croissant à évaluer les effets anti-concurrentiels dans des marchés non traditionnels, dont les marchés numériques, où la vie privée du consommateur, le choix et les effets de réseau sont primordiaux.
Les parties privées peuvent désormais présenter des demandes (avec autorisation) pour abus de position dominante et les dommages-intérêts seront bientôt une possibilité
Une nouveauté plus importante découlant des modifications de 2022 à la Loi est la possibilité pour les parties privées de faire valoir les dispositions en matière d’abus de position dominante.
Les parties privées peuvent désormais saisir le Tribunal de la concurrence (Tribunal) pour allégation d’abus de position dominante – auparavant, seul le commissaire à la concurrence (commissaire) pouvait intenter des mesures d’application. Dorénavant, en plus de l’application par le commissaire, le Tribunal peut octroyer des sanctions administratives pécuniaires dans le cadre d’actions privées et accorder une mesure de réparation provisoire à des parties privées.
À ce jour, seules deux parties se sont prévalues de leurs droits privés en vertu de la Loi; cependant, aucune de ces causes n’a offert un aperçu intéressant du fonctionnement du nouveau cadre de l’abus de position dominante en pratique.
- Dans l’une de ces causes, une grande société pharmaceutique a demandé l’autorisation de présenter une demande pour abus de position dominante relativement à des pratiques alléguées qui retardaient l’approvisionnement d’un médicament. Toutefois, la demande d’autorisation a été abandonnée peu après avoir été intentée.
- Dans l’autre cause, le registraire n’a pas accepté la production de la demande, car le demandeur n’avait pas suivi les règles applicables.
En 2024, des modifications additionnelles ont été apportées pour permettre aux parties privées de réclamer des dommages-intérêts jusqu’à concurrence du « bénéfice » tiré du comportement. Les dommages-intérêts accordés peuvent être répartis entre le demandeur et toute autre personne touchée à la discrétion du Tribunal, et le Tribunal aura le pouvoir d’imposer toute modalité connexe nécessaire à la sentence.
Par le passé, les parties privées étaient habilitées à demander l’autorisation du Tribunal pour produire une demande en vertu des dispositions de la Loi relatives aux pratiques du commerce susceptibles d’examen au civil (articles 75, 76, 77 et, plus récemment, 79); toutefois, des dommages-intérêts (au-delà des frais de justice) n’étaient auparavant pas disponibles.
La possibilité d’obtenir un gain financier en intentant une demande devant le Tribunal pourrait inciter les participants du marché et d’autres parties à demander l’autorisation, particulièrement à la lumière d’autres modifications permettant au Tribunal d’accorder son autorisation lorsqu’il est dans l’« intérêt public » de le faire.
D’autres facteurs pourraient modérer la ruée vers les demandes privées :
- L’accès aux dommages-intérêts dans le cadre d’actions privées est assujetti à un délai de un an, ce qui signifie que les parties privées ne pourront pas présenter de réclamation en dommages-intérêts avant le 20 juin 2025.
- La demande doit être présentée au plus tard un an après que la pratique ou le comportement qui constitue le fondement de l’abus de position dominante présumé a cessé.
Ces facteurs offrent aux entreprises du temps pour évaluer leurs pratiques actuelles avant de s’exposer à d’éventuelles ordonnances de dommages-intérêts (quoique les contraventions à ces dispositions exposent actuellement les entreprises à de possibles amendes et autres ordonnances réparatoires).
Il est désormais plus facile d’obtenir une ordonnance d’interdiction
Avant les modifications de 2023, tant l’intention anti-concurrentielle que les effets anti-concurrentiels devaient être établis pour obtenir une ordonnance d’interdiction. Le Tribunal peut maintenant rendre une ordonnance interdisant aux entreprises dominantes ou aux groupes d’entreprises dominantes de se livrer à une pratique lorsque soit :
- un agissement anti-concurrentiel est destiné à avoir un effet négatif visant l’exclusion, l’éviction ou la mise au pas d’un concurrent, ou à nuire à la concurrence ou
- le comportement ne résultant pas d’un « rendement concurrentiel supérieur » a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché.
De fait, le niveau de preuve pour obtenir une ordonnance d’interdiction est dorénavant plus bas. Cependant, des sanctions administratives pécuniaires peuvent être imposées seulement lorsque tant l’intention anti-concurrentielle que les effets anti-concurrentiels sont établis.
Un nouvel agissement anti-concurrentiel : prix de vente excessifs et injustes
La liste non exhaustive des agissements anti-concurrentiels à l’article 78 de la Loi a été modifiée afin d’inclure « l’imposition directe ou indirecte de prix de vente excessifs et injustes ».
Ce qui est « excessif » ou « injuste » n’est pas défini dans la Loi, et cet ajout d’agissement anti-concurrentiel n’était pas proposé par le Bureau dans le cadre de son récent plaidoyer concernant les modifications à la Loi. Bien que ce concept soit absent des lois antitrust américaines, on retrouve les prix de vente excessifs et injustes dans les lois sur la concurrence de l’Union européenne (UE). Cette modification semble avoir été apportée sur le fondement de la suggestion limitée selon laquelle le Canada devrait être en phase avec l’UE au cours des consultations publiques entourant les modifications à la Loi.
Au cours de l’audience parlementaire tenue pour les modifications de 2023, le commissaire a souligné que cette disposition ne ferait pas du Bureau un « organisme de réglementation des prix ». Toutefois, étant donné le manque général de commentaires sur cette nouvelle disposition, la manière dont le Tribunal et les tribunaux l’interpréteront n’est pas certaine et il reste à savoir si les mesures d’application (y compris en matière privée) pourraient être axées sur la réglementation des prix des vendeurs.
Augmentation des sanctions en cas de non-conformité
En 2022, une augmentation a porté les sanctions administratives pécuniaires pour abus de position dominante au plus élevé des montants suivants : i) 10 millions de dollars (15 millions de dollars pour les violations subséquentes) ou ii) trois fois la valeur du bénéfice tiré du comportement trompeur ou, si ce montant ne peut être déterminé raisonnablement, 3 % des recettes globales brutes annuelles.
À peine un an et demi plus tard, d’autres modifications ont augmenté les sanctions pour abus de position dominante.
Dorénavant, les amendes peuvent être d’un montant ne dépassant pas le plus élevé des montants suivants : i) 25 millions de dollars (35 millions de dollars dans le cas d’une ordonnance subséquente) ou ii) trois fois la valeur du bénéfice tiré de la pratique anti-concurrentielle ou, si ce montant ne peut être déterminé raisonnablement, 3 % des recettes globales brutes annuelles de la personne morale en cause. Une seule contravention aux dispositions en matière d’abus de position dominante peut maintenant coûter à une entreprise 15 millions de dollars de plus que l’année précédente.
À retenir
L’étoffement progressif du cadre de l’abus de position dominante et les multiples augmentations des sanctions mettent en lumière l’importance continue :
- d’évaluer proactivement la conformité à la Loi, notamment en évaluant la position dominante potentielle sur un marché;
- d’examiner minutieusement les stratégies en matière de fixation des prix, particulièrement lorsque les prix s’écartent considérablement de la norme pour le produit ou le marché géographique pertinent;
- de tenir des évaluations régulières des risques liés aux pratiques commerciales actuelles et proposées, compte tenu de la portée élargie des mesures d’application de la Loi tant publiques que privées.
Le Bureau a annoncé qu’il avait l’intention de consulter les Canadiens et Canadiennes lorsque ses lignes directrices seront mises à jour pour tenir compte des modifications, cependant, le moment ou l’utilité de ces lignes directrices sont inconnus et, entre-temps, les entreprises sont confrontées à l’incertitude quant à l’application possible des lignes directrices par les parties privées et publiques aux termes d’un cadre élargi de l’abus de position dominante.
Les auteurs tiennent à remercier Sanjam Panag, étudiante en droit, pour son aide dans la préparation de la présente actualité juridique.