L’Autorité des marchés publics (AMP) est l’organisme gouvernemental responsable de surveiller l’octroi des contrats publics au Québec. L’AMP administre également le registre des entreprises autorisées à contracter et à sous-contracter (REA) et le registre des entreprises non admissibles aux contrats publics (RENA).
Le 2 juin 2022, la Loi visant principalement à promouvoir l’achat québécois et responsable par les organismes publics, à renforcer le régime d’intégrité des entreprises et à accroître les pouvoirs de l’Autorité des marchés publics, (Projet de loi 12) est entrée en vigueur et la Loi sur les contrats des organismes publics, (LCOP) a fait l’objet de modifications importantes1. Ces modifications visaient notamment à augmenter les pouvoirs de surveillance de l’AMP en matière d’intégrité et à instaurer un régime permettant la réhabilitation des entreprises ayant eu, selon l’AMP, certains manquements en matière d’intégrité.
Rappelons que les conséquences de la révocation de l’autorisation de contracter et de sous-contracter (Autorisation) avec un organisme public peuvent être majeures. L’entreprise qui se voit inscrite au RENA ne peut soumissionner aux appels d’offres ni conclure de contrat ou de sous-contrat public pour une durée de cinq ans2.
Depuis le 2 juin 2022, les entreprises qui ne satisfont pas, selon l’AMP, aux exigences élevées d’intégrité à la suite d’un processus d’examen peuvent désormais, selon les cas, éviter une inscription au RENA en adoptant des mesures correctrices particulières.
À la suite d’une revue de la jurisprudence récente sur ce sujet, nous aborderons dans cette publication certains éléments clés à considérer par les entreprises qui reçoivent un avis d’examen de leur intégrité (Avis d’examen) ou qui font face à la révocation de leur Autorisation afin de poser les actions appropriées.
Le respect de l’équité procédurale dans l’Avis d’examen de l’intégrité
L’AMP peut maintenant procéder à la vérification de l’intégrité de toute entreprise en relation contractuelle avec l’État, que celle-ci détienne ou non une Autorisation. Cela vise donc même les entreprises qui sont parties à un contrat ou à un sous-contrat public comportant une dépense inférieure au seuil déterminé par le gouvernement en vertu de l’article 21.17 de la LCOP.
Les entreprises assujetties aux pouvoirs de vérification de l’intégrité de l’AMP peuvent se voir imposer des mesures correctrices3. Dans un tel cas, le troisième alinéa de l’article 21.48.2 de la LCOP prévoit que l’AMP doit dénoncer à l’entreprise visée par l’Avis d’examen tout renseignement qui est susceptible de démontrer un manquement de cette dernière aux exigences d’intégrité.
Le tribunal a récemment analysé les critères concernant le contenu de l’Avis d’examen dans l’affaire Neptune Security Services inc. c. Autorité des marchés publics4 (affaire Neptune).
Dans cette décision, le tribunal reconnaît que le troisième alinéa de l’article 21.48.2 de la LCOP crée des attentes légitimes chez l’entreprise quant au contenu de l’Avis d’examen. Ainsi, l’AMP doit dénoncer tout renseignement qui est susceptible de démontrer un manquement de l’entreprise aux exigences d’intégrité, et non uniquement ceux qui démontrent un manquement ou que l’AMP retient dans son analyse. Ce critère doit être interprété largement de manière à permettre à l’entreprise de connaître tous les faits qui lui sont reprochés5.
La Cour supérieure a reconnu, dans l’affaire Neptune, que l’AMP avait commis une violation à l’équité procédurale en ne communiquant pas à Neptune l’ensemble des renseignements qu’elle détenait au moment de la transmission de l’Avis d’examen6.
Soulignons, toutefois, que l’AMP n’a pas l’obligation d’informer l’entreprise de l’état d’avancement de ses vérifications et de son enquête7.
L’imposition de mesures correctrices par l’AMP avant la révocation de l’Autorisation
Les articles 21.36, 21.48.4 et 21.48.6 de la LCOP permettent maintenant à l’AMP de favoriser la réhabilitation des entreprises dont l’intégrité peut avoir été compromise. Au terme de son enquête, lorsque l’AMP conclut, dans un préavis de révocation8, qu’une entreprise ne satisfait pas aux exigences élevées d’intégrité, elle peut lui donner l’occasion de s’y conformer et de corriger ses manquements en lui imposant les mesures correctrices nécessaires. L’AMP dispose du pouvoir discrétionnaire de déterminer si une entreprise peut bénéficier de mesures correctrices lorsqu’elle est d’avis que ces mesures permettront de solutionner les problématiques soulevées et de rehausser l’intégrité de l’entreprise. Si les vérifications menées par l’AMP révèlent que les manquements constatés découlent d’un problème d’intégrité systémique au sein de l’entreprise ou que l’intégrité de plusieurs de ses dirigeants, administrateurs ou actionnaires est remise en cause, l’AMP peut révoquer l’Autorisation sans proposer de mesures correctrices. Chaque cas demeurera toutefois un cas d’espèce9.
Dans l’affaire Neptune, la Cour supérieure s’est penchée sur l’étendue des nouvelles dispositions des articles 21.36, 21.48.4 et 21.48.6 de la LCOP. Au terme de son analyse, le tribunal a confirmé que l’article 21.48.4 de la LCOP accorde à l’AMP le pouvoir discrétionnaire de proposer ou non des mesures correctrices. Dans certaines situations, l’AMP peut estimer qu’aucune mesure correctrice ne serait de nature « à permettre à l’entreprise de satisfaire aux exigences d’intégrité »10.
Il convient de préciser que si l’AMP considère que des mesures correctrices permettraient à une entreprise de corriger ses manquements, il appartient alors à l’AMP de les exposer. En d’autres mots, bien que l’entreprise puisse formuler ses observations à ce sujet, il revient à l’AMP de déterminer quelles seront les mesures correctrices à implanter11.
Le dépôt d’un pourvoi en contrôle judiciaire
La décision de l’AMP de révoquer une Autorisation au terme d’un examen de l’intégrité est finale et sans appel12.
Le seul moyen de la contester est de présenter une demande de pourvoi en contrôle judiciaire à la Cour supérieure dans un délai raisonnable. Un délai de 30 jours est généralement reconnu comme étant un délai raisonnable13. La Cour supérieure pourra alors évaluer i) si l’AMP a failli à son devoir d’agir équitablement dans le processus menant à la décision et ii) si la décision de l’AMP est correcte ou raisonnable, selon le cas.
Notons que les tribunaux reconnaissent l’expertise de l’AMP en matière d’intégrité et font preuve de déférence à l’égard de ses conclusions14. Le rôle du tribunal saisi d’un pourvoi en contrôle judiciaire mettant en cause le caractère raisonnable d’une décision de l’AMP n’est donc pas de décider si l’AMP a pris la bonne décision, mais plutôt de déterminer si celle-ci possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, ce qui implique que l’entreprise requérante doit faire la démonstration du caractère déraisonnable d’une telle décision, une tâche qui peut s’avérer ardue.
Dans l’affaire Entreprises JRMorin inc. c. Autorité des marchés publics15, rendue avant l’entrée en vigueur du Projet de loi 12, l’entreprise qui était visée par un examen de son intégrité par l’AMP était impliquée dans un litige contre la Commission de la construction du Québec (CCQ). Or, l’AMP s’en était tenue, pour les fins de son analyse, à la position de la CCQ, sans en évaluer le bien-fondé ni considérer les motifs de contestation de l’entreprise.
Bien que ce litige avec la CCQ ait fait l’objet d’une entente à l’amiable, le tribunal a considéré que l’AMP s’était uniquement fiée aux arguments de la CCQ et à l’avis reçu du Commissaire associé aux vérifications de l’Unité permanente anticorruption. Le tribunal a notamment reproché à l’AMP de ne pas avoir considéré les motifs de contestation de l’entreprise dans ce litige contre la CCQ ni même d’en avoir fait mention dans son enquête16.
Depuis l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions de la LCOP, l’affaire Neptune est le seul jugement rendu par la Cour supérieure sur le fond ou la légalité d’une décision de l’AMP. Le 3 septembre 2024, la Cour d’appel a rejeté la demande de permission d’appeler de ce jugement. La Cour a jugé que Neptune n’avait pas démontré que la contestation du caractère raisonnable de la décision de l’AMP se qualifiait à titre de « question de principe, […] question nouvelle, […] question de droit faisant l’objet d’une jurisprudence contradictoire, […] question de portée générale ou […] situation nécessitant la correction d’une injustice intolérable », soit les cas donnant ouverture à une audition au fond en appel17.
Les tribunaux auront l’occasion de se pencher de nouveau sur les décisions de l’AMP à la lumière du nouveau régime de réhabilitation, car certaines d’entre elles font déjà l’objet de contestations devant les tribunaux18.
La demande de sursis d’exécution de la décision rendue par l’AMP
Le pourvoi en contrôle judiciaire n’engendre pas automatiquement la suspension de la décision de l’AMP19. L’entreprise qui souhaite éviter les conséquences liées à la révocation de son Autorisation sur les contrats en cours doit présenter une demande de sursis à la Cour supérieure, une mesure exceptionnelle rarement accordée.
L’entreprise qui désire obtenir un sursis doit démontrer les trois éléments suivants20:
- l’apparence de droit, soit une question sérieuse à débattre ou la faiblesse apparente de la décision de l’AMP;
- l’existence d’un préjudice sérieux ou irréparable si le sursis n’est pas octroyé;
- la balance des inconvénients favorise l’entreprise plutôt que l’intérêt public à la préservation de l’intégrité.
Lorsqu’il s’agit de remettre en cause une décision d’un organisme public, la jurisprudence majoritaire considère que l’exigence de l’apparence de droit doit être analysée de manière plus rigoureuse puisque cette décision jouit d’une présomption de validité21.
Dans l’affaire Neptune, le sursis avait été accordé puisque la portée de l’article 21.48.4 de la LCOP n’avait pas encore fait l’objet d’un débat judiciaire. Le tribunal avait considéré que cette question était sérieuse et méritait d’être approfondie.
Or, le 20 septembre 2024, dans l’affaire Déneigement Na-Sa22, le tribunal a rejeté la demande de sursis, qui s’appuyait notamment sur ce même motif, à la lumière des propos récents de la Cour d’appel au sujet de l’interprétation de l’article 21.48.4 de la LCOP et a considéré que le critère relatif à l’apparence de droit n’était pas rempli.
Au mois de septembre dernier, la contestation de la constitutionnalité de l’alinéa 6 de l’article 21.28 et de l’article 21.48.9 de la LCOP n’a pas non plus été retenue par la Cour supérieure comme un motif permettant de justifier l’octroi d’un sursis23.
Le principe de l’absence de preuve additionnelle
Le pourvoi en contrôle judiciaire d’une décision de l’AMP n’est pas une occasion pour une entreprise d’invoquer des faits ou de la documentation qui était disponible, mais qui n’a pas été soumise à l’AMP au moment de l’examen de l’intégrité24.
En d’autres mots, la preuve invoquée par une entreprise devant la Cour supérieure doit être la même que celle qui a été portée à la connaissance de l’AMP au moment de son enquête.
Nous nous permettons de souligner ici l’importance, pour l’entreprise qui voit son intégrité examinée par l’AMP, de transmettre l’ensemble de la documentation et des justifications qu’elle juge nécessaires pour convaincre l’AMP de son respect de l’intégrité. À défaut, cette documentation ne pourra pas être utilisée plus tard, sauf circonstances exceptionnelles.
Des éléments de preuve additionnels peuvent exceptionnellement être autorisés par le tribunal s’ils visent l’un des trois objectifs suivants :
- démontrer que des informations générales sont susceptibles d’aider le tribunal à comprendre les questions en litige;
- démontrer les vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de l’AMP et qui permettraient au tribunal d’évaluer la légalité de la décision de l’AMP; ou
- démontrer l’absence totale de preuve dont disposait l’AMP pour conclure à une décision défavorable à l’entreprise25.
L’admission d’un élément de preuve additionnel est rarement accordée. Dans l’affaire Excavation National inc.26, le tribunal a notamment refusé la production de déclarations sous serment et la tenue d’interrogatoires des représentants de l’AMP. Le tribunal a estimé être en mesure de statuer sur l’annulation ou non de la décision de l’AMP sans recevoir ces éléments de preuve additionnels. Tous les faits permettant au tribunal d’analyser la légalité de la décision de l’AMP apparaissaient à même la documentation au dossier27.
Soulignons que cette question a également été traitée dans l’affaire Neptune. Cependant, les faits de ce dossier illustrent une situation assez particulière, qui a mené le tribunal à autoriser le syndic de faillite de Neptune à produire un élément de preuve additionnel découvert après l’audition sur le pourvoi en contrôle judiciaire. Neptune et le syndic ne disposaient pas de cet élément de preuve au moment de l’enquête de l’AMP, qui était pourtant en la possession de cette dernière avant la transmission de l’Avis d’examen. Le tribunal a considéré que cet élément de preuve lui permettait d’évaluer la légalité de la décision rendue par l’AMP28.
Le caractère public des renseignements fournis à l’AMP dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire
L’entreprise qui conteste une décision de l’AMP devant les tribunaux doit s’attendre à ce que les renseignements qu’elle a fournis à l’AMP dans le contexte de l’examen de son intégrité deviennent publics. Il s’agit d’une application de la règle de la publicité des débats judiciaires29.
Pour s’y soustraire, l’entreprise doit démontrer qu’une ordonnance de mise sous scellé de certains renseignements est nécessaire afin d’écarter la présence d’un risque sérieux pour un intérêt public important. Le test à satisfaire en trois volets est défini par la Cour suprême dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan30. La Cour supérieure a analysé cette question dans l’affaire Neptune 31. Neptune avançait que rendre publics ses renseignements de nature financière et commerciale, le nombre de ses contrats en cours, les modalités de ses contrats et ses ententes avec d’autres sociétés pouvait nuire à ses intérêts commerciaux et lui occasionner des pertes d’occasions d’affaires. Le tribunal a considéré que ces renseignements relevaient davantage du domaine privé et ne concernaient que l’entreprise elle-même et que leur divulgation ne posait donc pas de risque sérieux pour un intérêt public à la confidentialité.
Le simple fait que la divulgation des informations « puisse faire perdre des occasions d’affaires ou nuire à des intérêts commerciaux » de l’entreprise ne sera pas jugé suffisant32.
Conclusion
À la lumière de ce qui précède, il est crucial pour les entreprises œuvrant dans la sphère des contrats publics de poser des actions réfléchies dès la réception d’un Avis d’examen ou suivant la réception d’un préavis de révocation, le cas échéant, et de bien documenter leur dossier. Les actions posées à ces occasions seront déterminantes pour la suite du processus et sur la décision que rendra l’AMP. Les entreprises auraient avantage à établir une procédure interne précise en ce qui concerne leurs communications avec l’AMP et à consulter des conseillers juridiques afin de protéger leurs droits. Nous invitons également les entreprises à se doter de mesures de contrôle internes à jour en matière de gestion contractuelle afin d’éviter en amont les risques d’accrocs aux principes d’intégrité.
Les auteur·rices tiennent à remercier Camille Charlebois, stagiaire, pour son apport à la préparation de cette publication.