Dans un arrêt rendu le 6 juillet 2021, la Cour d’appel du Québec retourne au Tribunal administratif du travail (TAT) des dossiers dans lesquels ce dernier avait conclu que les professionnels en soins infirmiers assignés à un centre intégré universitaire de santé et de services sociaux par une agence de placement étaient des employés de l’établissement et, par conséquent, devaient être inclus dans l’unité de négociation du syndicat accrédité. Ce faisant, la plus haute juridiction de la province a infirmé l’interprétation retenue en première instance par le TAT. Ce dernier sera donc appelé à se prononcer à nouveau afin d’étudier la question à la lumière des critères jurisprudentiels développés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ville de Pointe-Claire.
Contexte
Depuis de nombreuses années, les employeurs dans le domaine de la santé et des services sociaux font face à une pénurie de personnel. Étant souvent dans l’impossibilité de combler leurs besoins, ils font appel à de la main-d’œuvre indépendante par l’intermédiaire d’agences de placement, choisies à la suite d’appels d’offres régis par la Loi sur les contrats avec les organismes publics. Il ne s’agit pas là d’un sentiment antisyndical, mais plutôt d’une réalité du marché du travail.
C’est donc au moyen d’un appel d’offres que le CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal (CIUSSS) a eu recours à de la main-d’œuvre indépendante pour combler ses besoins en soins infirmiers. Ces professionnels exécutaient des tâches visées par le certificat d’accréditation du syndicat du CIUSSS, lequel conteste depuis longtemps ces pratiques d’embauche. À deux reprises, le syndicat a demandé au TAT de déclarer que certains professionnels assignés au CIUSSS soient inclus dans son unité de négociation, et ce, en vertu de l’article 39 du Code du travail (C.t.). La question en litige visait donc à déterminer qui, du CIUSSS ou des agences de placement, constituait le véritable employeur.
Se prononçant sur les deux requêtes du syndicat, le TAT a focalisé son attention sur le cadre institutionnel régissant le domaine de la santé et des services sociaux, soit celui qui a été tracé par plusieurs lois particulières. Pour le TAT, le cadre institutionnel viendrait établir que l’établissement est le seul et unique fournisseur de soins. Dès lors, ce dernier ne pourrait que diriger tous les professionnels impliqués à titre de seul véritable employeur. Autrement dit, l’ensemble de la législation applicable interdirait au CIUSSS d’utiliser les services de professionnels de la santé fournis par des agences de placement sans en devenir l’employeur et sans que ces professionnels soient reconnus comme faisant partie de l’unité de négociation représentée par le syndicat.
Toutefois, saisie d’une demande en contrôle judiciaire, la Cour supérieure a annulé les décisions du TAT aux motifs que le raisonnement du juge administratif était circulaire et qu’il avait pour effet d’imputer à tort un objectif législatif inexistant au cadre institutionnel du réseau de la santé. L’interprétation selon laquelle le cadre institutionnel exclut le recours aux agences de placement était donc déraisonnable.
Décision de la Cour d’appel
Partant de la prémisse que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, la Cour d’appel commence par un exposé des principes juridiques pertinents. Dans un premier temps, elle souligne que la relation de travail envisagée par l’article 39 C.t. est celle de la relation bipartite entre un employeur et un salarié. Or, cette conception classique ne permet pas toujours de saisir la réalité du lien d’emploi. En effet, au cours des dernières décennies, le contrat innommé de prêt de personnel a pris une expansion considérable, notamment en raison du rôle accru des agences de placement de personnel. Afin de prendre en considération cette nouvelle réalité, l’arrêt Ville de Pointe-Claire est venu établir le cadre d’analyse qui doit être suivi afin de déterminer l’identité de l’employeur véritable. Plus particulièrement, il s’agit d’utiliser une approche globale et souple afin de déterminer si c’est l’agence de placement ou l’entreprise cliente qui « a le plus de contrôle sur tous les aspects du travail selon la situation factuelle particulière à chaque affaire ».
Malgré ces principes juridiques bien établis, le TAT est arrivé à la conclusion que, dans tous les cas et dans toutes les circonstances, une personne dispensant des soins infirmiers dans un établissement de santé ou de services sociaux est une salariée de l’établissement. En effet, le législateur aurait implicitement interdit le recours aux agences de placement de personnel au sein du réseau.
De l’avis de la Cour d’appel, cette interprétation serait déraisonnable et aurait pour effet de rendre périlleux le recours aux agences de placement. Afin d’arriver à cette conclusion, elle procède à une analyse de chacune des lois invoquées par le TAT, en clarifiant la portée réelle du cadre institutionnel. Dans leur ensemble, aucune de ces lois ne modifie les définitions de « salarié » ou d’« employeur » au sens du C.t. et aucune d’entre elles ne permet d’appuyer l’interprétation selon laquelle les employés des agences de placement seraient soumis à un régime particulier qui modifie leur lien d’emploi.
Plus précisément, en ce qui a trait à la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS), clé de voûte du cadre institutionnel, la Cour d’appel souligne que le recours au secteur privé ou communautaire pour combler des besoins de personnel, et ainsi assurer l’accessibilité et la continuité des services de santé, y est expressément prévu. La LSSSS prévoit également la possibilité pour les établissements de conclure des ententes pour la prestation ou l’échange de services professionnels. La Cour d’appel précise que cette prestation ou cet échange ne requiert pas que les agences de placement dispensent elles-mêmes les services. Comme l’objectif de la LSSSS est d’assurer l’accessibilité et la continuité des services de santé, il serait déraisonnable de conclure qu’elle interdit le recours aux agences de placement, notamment lorsque certains établissements ont des besoins de personnel qui ne peuvent être comblés autrement. Quant aux lois particulières qui ont réformé les structures administratives du réseau de la santé et des services sociaux, elles ne modifient en rien les dispositions de la LSSSS qui permettent de recourir à des contrats de prêts de services ou de prêts de personnel.
Bref, rien dans le cadre institutionnel ne justifie de s’écarter des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Ville de Pointe-Claire.
Points à retenir
Dans cet arrêt, la Cour d’appel vient écarter un courant jurisprudentiel minoritaire ayant semblé vouloir remettre en question la pertinence du cadre d’analyse développé dans l’arrêt Ville de Pointe-Claire, au profit d’une analyse fondée sur le cadre institutionnel du réseau de la santé.
Les dispositions législatives applicables dans le domaine de la santé et des services sociaux ne justifient pas de s’écarter de l’approche globale et souple développée par la Cour suprême. L’identification du véritable employeur doit se faire selon une analyse au cas par cas, ancrée dans les faits concrets de l’affaire et les facteurs de sélection, d’embauche, de discipline, de formation, d’évaluation de personnel, de rémunération, d’assignation des tâches et de la durée du service chez l’entreprise cliente.
L’auteur désire remercier Giacomo Marchisio, stagiaire en droit, et Gabrielle Rollin, étudiante en droit, pour leur aide dans la préparation de cette actualité juridique.