Le gouvernement du Canada a récemment adopté le projet de loi C-971, qui comprenait des modifications apportées à la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA). Le projet de loi C-97 stipule que lorsqu’ils agissent au mieux des intérêts de la société, les administrateurs et dirigeants peuvent notamment tenir compte des intérêts des actionnaires et de certaines autres parties prenantes.
De prime abord, la nouvelle disposition semble conforme au raisonnement de la Cour suprême dans des affaires portant sur la responsabilité des administrateurs. Or, dans un contexte où l’on impose dorénavant une plus grande responsabilité aux administrateurs et où l’on a récemment mis à l’avant-plan les intérêts des parties prenantes au Canada et à l’étranger, il est impératif d’examiner les répercussions potentielles de ces modifications sur les leaders d’entreprise.
De la primauté des actionnaires à celle des parties prenantes?
En vertu de la LCSA, les administrateurs ont le devoir fiduciaire d’agir avec intégrité et de bonne foi au mieux des intérêts de la société2. Jusqu’à il y a quelques décennies, les actionnaires d’une société étaient souvent considérés comme étant ses principaux bénéficiaires. Cette forme de gouvernance axée sur les actionnaires était appelée « modèle de primauté des actionnaires », modèle qui avait pour effet de prévenir, en théorie, les opérations d’initiés des membres de la direction3.
Cependant, à la fin du siècle dernier, un virage qui visait à tenir compte des intérêts des non-actionnaires s’est amorcé. Bon nombre de personnes ont expliqué ce virage par la vague d’offres publiques d’achat hostiles qui a déferlé dans les années 1980 et qui a permis aux actionnaires de s’enrichir efficacement, mais qui a laissé les employés dans une position vulnérable et les institutions gouvernementales dans une situation difficile pour réagir à la nouvelle donne4. Le modèle de primauté des actionnaires a été remis de nouveau en question, tant au Canada qu’aux États Unis, après l’éclatement de la bulle technologique en 2002 et la crise financière de 20085.
En réaction à cette nouvelle réalité, les tribunaux canadiens ont fait évoluer les principes de droit corporatif en statuant que les administrateurs peuvent tenir compte des intérêts de différentes parties prenantes et ne devraient pas se limiter aux avantages immédiats pour les actionnaires. Deux arrêts historiques de la Cour suprême du Canada, soit Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c Wise (2004) (Wise) et BCE Inc. c Détenteurs de débentures de 1976 (2009) (BCE) ont en effet modifié le principe de la responsabilité de l’administrateur d’agir au mieux des intérêts de la société.
Dans l’arrêt Wise, le tribunal a insisté sur le fait que les administrateurs et les dirigeants devaient faire tout en leur pouvoir pour faire de l’entreprise une « meilleure entreprise »6 et que lorsque venait le temps de déterminer ce qui sert au mieux les intérêts de l’entreprise, les administrateurs pouvaient tenir compte « notamment, des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement » pour prendre leurs décisions7. Dans l’arrêt BCE, la Cour suprême a confirmé le raisonnement suivi dans Wise et s’est éloignée du modèle de primauté des actionnaires8.
Au sud de la frontière, certains acteurs importants du monde des affaires ont récemment rappelé l’importance de tenir compte des intérêts des différentes parties prenantes. En août 2019, un groupe de 181 chefs d’entreprise a diffusé une déclaration9, reconnaissant précisément que [traduction] « même si chaque […] société sert son propre objectif commercial, nous avons un engagement fondamental envers toutes nos parties prenantes » et « chacune de nos parties prenantes est essentielle. Nous nous engageons à générer de la valeur pour l’ensemble de ces parties prenantes, pour le succès futur de nos sociétés, de nos collectivités et de notre pays ». Ceci illustre possiblement la cristallisation d’un nouveau paradigme.
La LCSA reconnaît désormais expressément les intérêts des parties prenantes
Par le biais du projet de loi C-97, le gouvernement canadien a pris des mesures pour adopter une vision inclusive des intérêts des parties prenantes. Les modifications peuvent sembler être une forme de « codification » de Wise et de BCE. À bien des égards, elles le sont. Comme c’est le cas dans ces deux décisions, les nouvelles dispositions prévoient que les administrateurs peuvent tenir compte, entre autres, des intérêts des actionnaires, des employés, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l’environnement10.
Cependant, ces modifications vont au-delà de la jurisprudence afin d’inclure les retraités et les pensionnés dans la liste11. Selon le gouvernement fédéral, la raison de cette modification était de « fixer des attentes plus élevées et une meilleure surveillance du comportement des sociétés » et d’établir clairement que les entreprises constituées sous le régime fédéral peuvent tenir compte de divers intérêts, comme ceux des travailleurs et des pensionnés, dans leur prise de décisions12.
Différences entre la LCSA et les lois corporatives des États Unis
L’énumération de ces parties prenantes dans la LCSA est conforme à bon nombre de lois américaines sur le devoir des administrateurs de prendre en compte les intérêts de toutes les parties prenantes d’une société13. Donc, comme c’est le cas dans plusieurs juridictions américaines, les changements à la LCSA reconnaissent précisément les intérêts des différentes parties prenantes dans une société.
Néanmoins, nous avons relevé certaines différences entre les dispositions de nombreuses lois américaines sur le devoir des administrateurs de prendre en compte les intérêts de toutes les parties prenantes d’une société et la LCSA modifiée. Une de ces différences est la nouvelle disposition de la LCSA qui stipule que les administrateurs peuvent tenir compte des « intérêts à long terme » lorsqu’ils décident de ce qui sert au mieux les intérêts de la société. Il n’y a aucune mention des intérêts à court terme. Ce choix législatif n’est pas anodin. Dans BCE, il a été conclu que l’obligation fiduciaire d’un administrateur ne se limitait pas à la valeur des actions ou au profit à court terme. Dans le contexte de la continuité de l’entreprise, cette obligation vise les intérêts à long terme de la société14.
Cependant, il est important de noter que dans BCE, lorsque le tribunal a considéré les répercussions d’une transaction sur les détenteurs de débentures, il a déclaré que l’on s’attendrait à ce que les administrateurs, agissant au mieux des intérêts de la société, tiennent compte des « intérêts à court et à long termes dans leur décision ultime »15.
Au cours des dernières années, le concept d’intérêts à court terme est devenu synonyme de gain immédiat pour les actionnaires. Toutefois, pour bon nombre de sociétés, tenir compte des intérêts à court terme pourrait être important pour les objectifs à long terme. Dans BCE, par exemple, la Cour suprême a accepté que la fermeture de la société élargisse la marge de manœuvre nécessaire à l’atteinte de ses objectifs à long terme en supprimant la pression à court terme créée par les obligations de communication de l’information financière au public16. Tenir compte des intérêts à court terme ne nuit pas forcément à la valeur à long terme. Néanmoins, il semble que le gouvernement fédéral ait préféré que les administrateurs se concentrent sur les intérêts à long terme de la société.
Une autre différence est le manque de directives sur ce qui est attendu des administrateurs lorsque les parties prenantes ont des perspectives conflictuelles. Une simple comparaison entre la LCSA et certaines dispositions des lois corporatives américaines permet de déceler des différences entre les approches utilisées pour régler ce conflit. La jurisprudence du Delaware semble révéler une préférence pour un modèle de primauté des actionnaires modéré17, tandis qu’au Canada, on favorise une approche plus équilibrée entre les parties prenantes.
Pourtant, ni le projet de loi C-97 ni les tribunaux n’ont abordé la problématique selon laquelle, advenant le manquement d’un administrateur à son devoir, certaines parties prenantes, comme les employés, peuvent ne pas disposer des mêmes recours que, disons, les actionnaires18. Les administrateurs sont invités à prendre en compte les intérêts à long terme de la société sans favoriser une catégorie de parties prenantes. Pourtant, les responsabilités que chacune des parties prenantes pourrait soulever varient19. Le projet de loi C-97 a reconnu les intérêts de différentes parties prenantes, mais n’a pas donné de lignes directrices pour les situations où les intérêts de ces derniers entreraient en conflit.
Recommendations
Compte tenu de l’incertitude liée aux revendications concurrentes dans un contexte de changement de paradigme, un dialogue franc avec les différentes parties prenantes est un pas dans la bonne direction pour protéger les administrateurs contre toute responsabilité. Les administrateurs qui désirent interagir avec les diverses parties prenantes devraient examiner la possibilité d’adopter une politique sur les communications avec ces dernières ou d’élargir la portée de leur politique sur les communications avec les actionnaires actuelle, dans le cadre de leurs pratiques en matière de gouvernance20. Sous la gouverne d’une telle politique, les administrateurs peuvent interagir avec les actionnaires et les autres parties prenantes pour discuter de questions d’intérêt. La politique sur les communications peut servir de fondement pour ce qui suit :
- Définition. Définir les attentes des parties prenantes peut favoriser des discussions franches et transparentes. Comme la Cour a déclaré dans BCE, tenir compte de ces attentes peut aider les administrateurs à remplir leurs obligations puisque « les attentes raisonnables d’une partie prenante quant à un résultat donné coïncident souvent avec les intérêts de la société »21.
- Catégorisation. Une fois que les administrateurs sont informés et bien conscients des attentes des parties prenantes, ils peuvent catégoriser ces attentes en vue de recenser les « zones de difficultés » et les « problématiques » potentielles et décider si une attention particulière est requise ou autrement adéquate.
- Factorisation. Après avoir recensé les attentes des parties prenantes, les administrateurs peuvent prendre en compte les problématiques dans leur prise de décisions et documenter le processus utilisé afin d’établir si un plan d’action précis s’inscrit dans les meilleurs intérêts de la société.
Les principes de gouvernance ont grandement évolué depuis les années 1980 et les tendances récentes démontrent que tant les législateurs que les leaders d’entreprises semblent prêts à tourner la page sur des décennies d’application de la théorie de primauté des actionnaires popularisée par Milton Friedman. Au Canada, les récents changements à la LCSA consolident les principes établis par la jurisprudence, mais soulèvent aussi des questionnements sur ce qui est attendu des administrateurs lorsqu’ils sont confrontés à des revendications concurrentes dans ce qui sert « au mieux des intérêts de la société ». Les recommandations indiquées ci-dessus visent à aider les administrateurs à prendre des décisions d’affaires qui sont bien éclairées et qui les protègent contre une éventuelle responsabilité.
Les auteurs aimeraient remercier Stephanie Fontana, étudiante, pour son aide dans la préparation de cette actualité.