Portée de la décision Redwater au-delà du secteur pétrolier et gazier : les organismes de réglementation peuvent-ils faire appliquer des ordonnances dans le cadre d’une insolvabilité?

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Canada Publication Avril 2019

La Cour suprême du Canada a publié, le 31 janvier 2019, sa décision dans l’affaire Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd. (Redwater). La majorité a conclu que l’actif d’une société pétrolière faillie doit servir à acquitter les coûts relatifs à la fermeture des puits et les obligations environnementales avant l’acquittement des réclamations des créanciers de la société, y compris celles de ses créanciers garantis.

Bien que l’affaire Redwater porte sur le pouvoir de l’Alberta Energy Regulator (AER) d’ordonner à une société pétrolière faillie de fermer des puits de pétrole et de gaz, la décision pourrait possiblement être invoquée par des organismes de réglementation dans d’autres secteurs afin d’assurer le respect des lois environnementales et d’autres lois.

Réclamations prouvables

Le concept de la réclamation prouvable est au cœur du droit canadien en matière d’insolvabilité. Une fois que les procédures d’insolvabilité commencent, un organisme de réglementation qui tente de faire appliquer une ordonnance d’exécution considérée comme une réclamation prouvable à l’encontre de la société insolvable en est généralement empêché par le tribunal (par voie de suspension de l’ordonnance). À l’inverse, une réclamation non prouvable n’est pas suspendue et peut être exécutée.

Dans Redwater, la société a amorcé des procédures de mise sous séquestre et l’AER lui a ordonné d’abandonner et de fermer de façon permanente divers puits en injectant du ciment jusqu’au fond du puits, en coupant et en bouchant le sommet du puits et en retirant l’équipement de surface de manière à laisser le puits dans un état sûr à perpétuité. Le séquestre alléguait que les ordonnances d’abandon avaient été suspendues et a cherché à vendre un ensemble d’actifs de Redwater à un tiers et à utiliser le produit pour payer le créancier garanti.

L’affaire s’est retrouvée devant la Cour suprême, qui a examiné le critère historique pour déterminer ce qui constitue une réclamation prouvable d’un organisme de réglementation dans le cadre de l’insolvabilité, ce qu’elle avait auparavant établi dans Terre-Neuve-et-Labrador c AbitibiBowater Inc., c’est-à-dire qu’on doit être en présence d’une dette, d’un engagement ou d’une obligation envers un créancier qui doit avoir pris naissance avant la faillite et qu’il doit être possible d’attribuer une valeur pécuniaire à cette dette, cet engagement ou cette obligation.

La Cour suprême a souligné dans Redwater que même si un organisme de réglementation peut être un créancier détenant une réclamation prouvable, un organisme de réglementation qui exerce un pouvoir d’application n’en constitue pas toujours un. La cour a indiqué que les ordonnances d’abandon de l’AER n’obligeaient pas la société à payer l’AER, mais plutôt à faire quelque chose, soit fermer les puits de manière permanente. Il n’était pas suffisamment certain que l’AER procéderait lui-même aux abandons de puits si la société ne le faisait pas, puis qu’il présenterait une réclamation afin d’obtenir le remboursement des coûts. En effet, dans le cadre de ses activités, l’AER n’effectuait pas de travaux d’abandon de puits et n’était pas tenu de le faire.

La Cour suprême a distingué AbitibiBowater en soulignant que dans cette affaire, le gouvernement provincial avait exproprié un certain nombre des terrains d’AbitibiBowater sans indemnisation. La société s’est placée sous la protection contre les créanciers et a répondu à l’expropriation en présentant une réclamation d’indemnisation en vertu de l’ALENA. La province a ensuite rendu des ordonnances de nettoyage environnemental que le gouvernement espérait utiliser à titre compensatoire au regard de la réclamation en vertu de l’ALENA.

La cour a déterminé que la province cherchait à tirer un avantage financier direct des ordonnances de nettoyage. Elle a souligné que les échéanciers des ordonnances n’étaient pas réalistes, ce qui démontrait que la province n’avait pas l’intention que les ordonnances soient respectées. De plus, la société ne pouvait pas accéder à certains des terrains afin d’entreprendre les travaux en raison de l’expropriation. La cour estimait que la fin ultime des ordonnances de nettoyage n’était pas la restauration des terrains, mais la création d’une compensation en réponse à la réclamation d’indemnisation en vertu de l’ALENA. Ainsi, la société avait envers la province une dette à laquelle on pouvait attribuer une valeur pécuniaire.

Dans Redwater, la cour estimait que l’organisme de réglementation agissait de bonne foi à titre d’autorité de réglementation et n’était pas en mesure d’obtenir un avantage financier des ordonnances d’abandon. À la différence d’AbitibiBowater, l’AER n’avait pas d’intentions cachées lorsqu’il a rendu les ordonnances. Il agissait dans l’intérêt public, pour le bien public. Il ne faisait pas exécuter le paiement d’une dette, mais faisait plutôt appliquer une loi générale de la province.

La cour a jugé que la faillite ne constituait pas une autorisation à ignorer les règles, et que le syndic de faillite était lié par les lois provinciales valides et devait les respecter. Par conséquent, les ordonnances d’abandon n’étaient pas des réclamations prouvables dans le cadre de la faillite et n’ont pas été suspendues. La cour a ordonné que le produit issu de la vente des actifs de Redwater dans le cadre de la procédure de faillite soit affecté au paiement des coûts d’abandon des puits avant l’acquittement des réclamations des créanciers garantis et des autres créanciers de la société.

La décision suscite vraisemblablement l’intérêt d’autres organismes de réglementation

Les organismes de réglementation d’autres secteurs qui tentent de faire appliquer la législation en matière de protection environnementale à l’encontre de sociétés insolvables prêtent sans doute attention à cette affaire et évaluent s’ils peuvent faire appliquer leurs pouvoirs avant l’exécution des droits des créanciers d’une société insolvable. Il semblerait que plusieurs peuvent le faire.

Par exemple, l’organisme Alberta Environment and Parks (AEP) a le pouvoir de rendre des ordonnances de nettoyage en réponse à un déversement en vertu de la loi de l’Alberta intitulée Environmental Protection and Enhancement Act. Ces ordonnances peuvent obliger la société à investiguer et à atténuer les effets d’un déversement, à prendre toute mesure précisée à cet égard et à y remédier ainsi qu’à réhabiliter l’environnement. Bien qu’AEP puisse dans certains cas réclamer les coûts engagés dans la mise en application de la législation, elle n’a pas l’obligation de le faire.

De même, en Colombie-Britannique, le directeur aux termes de la loi intitulée Environmental Management Act peut rendre une ordonnance de réduction de la pollution en réponse à un cas de déversement à toute personne qui avait le contrôle de la substance ayant causé le déversement, à la personne qui possède ou occupe le terrain sur lequel la substance se situait avant le déversement, ou à une personne qui a causé ou autorisé la pollution. Le directeur peut également rendre une ordonnance de réparation à l’encontre d’une ou de plusieurs personnes responsables à l’égard d’un site en vue d’entreprendre la réhabilitation.

De façon similaire, en vertu de la Loi sur la protection de l’environnement de l’Ontario, un directeur au sein du ministère de l’Environnement, de la Protection de la nature et des Parcs peut ordonner à une personne qui rejette un contaminant dans l’environnement de réparer le tort ou les dommages causés au terrain, à l’eau, aux biens, aux animaux, aux végétaux ou à la santé des humains. L’arrêté peut exiger que la personne construise et installe des appareils, de l’équipement et des installations, et élabore et mette en œuvre des plans pour remédier à la contamination. Bien que le ministère puisse obliger un pollueur à payer les frais et dépenses du ministère engagés pour intervenir en cas de déversement, il n’y est pas tenu.

Également, au Québec, en vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement, le ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) peut ordonner à une personne ou à une municipalité qui a émis des contaminants ou qui a ou a eu la garde d’un terrain, s’il y a présence de contaminants dont la concentration excède les valeurs limites fixées par règlement, de lui soumettre un plan de réhabilitation et de le mettre en œuvre. Le MELCC peut également ordonner à la personne ou à la municipalité qui a émis un contaminant en contravention de la Loi sur la qualité de l’environnement de remédier à la situation; l’ordonnance peut exiger que la personne ou la municipalité installe ou utilise un équipement, remette les lieux, en tout ou en partie, dans l’état où ils étaient ou mette en œuvre des mesures compensatoires. Même si le ministre peut faire exécuter les mesures ordonnées et en recouvrer le coût auprès de la personne ou de la municipalité visée par l’ordonnance, il n’a pas l’obligation de le faire.

Lorsqu’un problème environnemental est causé par une société insolvable, il est raisonnable de s’attendre à ce que les organismes de réglementation de l’environnement provinciaux et fédéraux tentent d’exercer leurs pouvoirs d’application selon les principes mis de l’avant dans l’affaire Redwater plutôt qu’AbitibiBowater en formulant leurs ordonnances d’exécution de manière à ne pas créer de réclamation prouvable.

Il est également raisonnable de supposer que les organismes de réglementation préoccupés par des questions autres qu’environnementales dans le secteur pétrolier et gazier de l’Alberta et dans les autres provinces portent une attention particulière à l’affaire Redwater. On peut penser par exemple aux organismes de réglementation de l’exploitation minière, de la foresterie, du transport, de l’agriculture, des pêches et de nombreux autres secteurs et activités réglementés au Canada.

Une question d’intérêt pour les créanciers garantis au Canada

Le temps nous dira si la décision Redwater sera appliquée au-delà des obligations environnementales d’une société pétrolière insolvable. Nous présumons que les organismes de réglementation tenteront d’invoquer Redwater lorsqu’ils seront confrontés à une société insolvable ayant des obligations légales.

Les créanciers garantis dans plusieurs autres secteurs au Canada devraient tenir compte de l’incidence possible du revirement potentiel de l’ordre de priorité des créances en matière de faillite sur le remboursement de leurs prêts garantis. Les emprunteurs devraient tenir compte des incidences du fait que les prêteurs soient moins enclins à offrir du financement. Il est également possible que les prêteurs cherchent à obtenir une explication exhaustive des obligations légales d’un emprunteur, qu’ils étendent leur vérification diligente afin de mieux cerner l’obligation d’un emprunteur en matière de mise hors service des actifs et qu’ils exigent des engagements plus stricts dans les conventions de prêt.

L’issue ultime de l’insolvabilité d’un emprunteur dans un secteur réglementé sera régie par les faits propres à chaque situation et par les stratégies d’application particulières employées par les organismes de réglementation pour empêcher que des ordonnances d’exécution soient des réclamations prouvables et que leurs ordonnances soient suspendues en cas d’insolvabilité. Il est toutefois clair que Redwater aura des incidences sur les prêteurs, les autres créanciers et les emprunteurs dans l’avenir, et ce, dans plusieurs secteurs.



Personnes-ressources

Avocate-conseil
Associé principal, chef canadien, Droit de l'environnement

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