En février 2022, à l’instar d’autres pays qui ont entrepris une réforme de leurs lois antitrust (voir notre publication (en anglais seulement)), le ministre fédéral de l’Innovation, des Sciences et de l’Industrie a annoncé qu’il réviserait la Loi sur la concurrence (Loi) afin d’évaluer et, éventuellement, d’améliorer son application. Le 26 avril, le gouvernement fédéral a proposé plusieurs modifications de fond à la Loi dans le projet de loi omnibus sur le budget. Une fois adoptées, ces modifications auront une incidence importante sur le droit canadien de la concurrence.
Il serait opportun pour les entreprises d’analyser d’avance les répercussions que les modifications proposées auront sur leurs activités; nous faisons donc état des plus importantes :
Hausse des amendes et des pénalités
Le commissaire de la concurrence (commissaire) a déclaré qu’il était nécessaire d’alourdir les amendes et les sanctions en vertu de la Loi puisque les sanctions administratives pécuniaires (SAP) actuelles n’avaient pas l’effet dissuasif escompté.
- Les amendes relatives à des accords criminels entre concurrents, telles que la fixation des prix, passeront d’un maximum de 25 M$ à un montant « fixé par le tribunal ».
- En cas de violation de dispositions non criminelles sur la publicité trompeuse, les SAP pourront atteindre jusqu’à trois fois la valeur du bénéfice tiré de la pratique anticoncurrentielle ou, si ce montant ne peut être raisonnablement déterminé, 3 % des recettes globales brutes annuelles d’une personne morale. Les SAP pour les personnes physiques sont actuellement plafonnées à 750 000 $, ou 1 M$ pour les contraventions subséquentes, et les SAP pour les personnes morales sont plafonnées à 10 M$, ou 15 M$ pour les contraventions subséquentes.
- En vertu des dispositions relatives à l’abus de position dominante, les SAP pourront atteindre trois fois la valeur du bénéfice tiré de la pratique anticoncurrentielle, ou 3 % des recettes globales brutes annuelles d’une personne morale. Les dispositions actuelles limitent les SAP à un maximum de 10 M$, ou 15 M$ pour les contraventions subséquentes.
Le raisonnement sous-tendant la hausse des SAP existantes pour abus de position dominante n’est pas clair, puisque le commissaire a rarement demandé des SAP par le passé dans de tels cas, sauf en présence de facteurs aggravants importants. L’alourdissement des sanctions donne certes plus de pouvoir au commissaire quand il s’agit de négocier des règlements, mais pourrait contrecarrer son objectif premier, qui est de promouvoir la concurrence, puisque certaines entreprises s’abstiendront d’adopter certains types de comportements concurrentiels, au détriment des consommateurs.
Interdiction de fixer les salaires et accords de non-débauchage/non-embauche
Contrairement aux États-Unis et à d’autres pays qui interdisent la fixation des salaires et les accords de non-débauchage/non-embauche, la Loi les autorise actuellement. Les modifications proposées criminaliseront par contre ces formes d’accord entre employeurs.
Un tel changement pourrait intéresser les franchiseurs canadiens qui interdisent à leurs franchisés de solliciter ou de débaucher des employés. De nombreux arguments convaincants semblent exclure ces cas de l’application de la Loi, mais cela reste flou. Par conséquent, les franchiseurs devraient analyser dès maintenant l’incidence de cette interdiction sur leurs contrats de franchise, en particulier lorsqu’ils exploitent aussi eux-mêmes des magasins.
Actions privées d’abus de position dominante
Les modifications permettront à des parties privées de présenter des demandes devant le Tribunal de la concurrence (Tribunal) pour abus présumé de position dominante. À l’heure actuelle, seul le commissaire peut le faire. À noter que comme pour les droits d’accès privés en vertu de la Loi de manière générale, les parties privées devront obtenir une autorisation pour procéder à l’audition sur le fond. Il s’agit d’une mesure de protection importante contre les poursuites frivoles.
Historiquement, le principal recours aux termes des dispositions de la Loi sur l’abus de position dominante visait des comportements (c.-à-d. des ordonnances de cessation ou de modification d’une conduite problématique). Bien que ce recours pourrait s’avérer utile pour certaines parties privées, la plupart de celles-ci hésiteront sûrement avant d’intenter une action en abus de position dominante contre un concurrent vu les coûts importants qui s’y rattachent et l’impossibilité de réclamer des dommages-intérêts. Comme le Tribunal pourra dans de tels cas imposer de fortes SAP (qui iront au gouvernement), il reste à voir si des plaideurs privés seront tentés de porter des affaires d’abus de position dominante devant les tribunaux.
Interdictions expresses portant sur l’affichage de prix partiels
En vertu des modifications, l’affichage de « prix partiels » sera expressément défini et interdit en vertu des dispositions sur la publicité trompeuse de la Loi. On entend par affichage de prix partiels l’affichage d’un prix initial auquel des frais obligatoires sont ajoutés par le vendeur avant la fin de la transaction. Les violations de cette nouvelle disposition entraîneront les sanctions accrues décrites ci-dessus.
Portée élargie des dispositions sur les fusionnements
À l’heure actuelle, pour certains types d’opérations qui ne sont pas visées par la Loi, il n’est pas obligatoire de déposer des avis de fusionnement correspondants auprès du Bureau. Les modifications comprendront une nouvelle disposition « anti-évitement » pour englober de telles transactions afin d’éviter ce que le Bureau considère comme une « échappatoire » au régime d’avis préalables au fusionnement.
Application de la Loi au domaine numérique
Les modifications comportent un nouveau libellé pour donner suite à l’engagement pris par le commissaire d’adapter le cadre juridique canadien de la concurrence pour lutter contre les comportements anticoncurrentiels dans l’économie numérique.
Plus précisément, en vertu de la Loi modifiée, le Tribunal sera autorisé à tenir compte de divers facteurs lorsqu’il effectuera une analyse des effets sur la concurrence portant sur l’abus de position dominante, la collaboration entre concurrents et les fusionnements, qui varieront selon la disposition en cause de la Loi et comprendront, notamment l’effet sur les entraves à l’accès au marché, la concurrence par les prix et hors prix, ainsi que la nature et la portée des changements et des innovations dans tout marché pertinent. Bien qu’elles pourraient être utiles pour évaluer les conséquences néfastes sur le plan de la concurrence pour les marchés numériques, on ne sait toujours pas comment ces modifications faciliteront l’objectif avoué du commissaire qui est de s’attaquer aux menaces minant l’économie numérique, surtout que ces facteurs ont souvent été pris en compte dans des affaires antérieures.
Un autre changement qui pourrait répondre aux préoccupations quant à l’économie numérique consiste à élargir la définition d’« agissement anticoncurrentiel » pour y inclure « tout agissement destiné à avoir un effet négatif sur un concurrent ou à nuire à la concurrence. Bien que cette disposition soit axée sur les comportements ayant une incidence sur les concurrents, l’élargissement de sa portée pour y inclure les comportements qui pourraient « nuire à la concurrence » sous-entend qu’on tente d’élargir le champ d’application des dispositions sur l’abus de position dominante.
Principaux points à retenir
Ces modifications proposées sont les changements de fond les plus importants apportés à la Loi depuis plus d’une décennie. Compte tenu de l’actuelle entente de soutien et de confiance conclue entre le Parti libéral minoritaire et le NPD, en vertu de laquelle ce dernier a officiellement accepté d’appuyer le gouvernement en ce qui concerne les votes sur le budget et les votes de confiance, les modifications entreront très probablement en vigueur dans leur forme actuelle. Même si le projet de loi omnibus sur le budget sera soumis à un débat et examiné en comité à la Chambre des communes et au Sénat, vu le court échéancier et les nombreuses autres mesures incluses dans le projet de loi, il est peu probable que les modifications à la Loi fassent l’objet d’un examen minutieux avant leur entrée en vigueur.
Les auteurs tiennent à remercier Katarina Wasielewski, stagiaire, pour son aide dans la préparation de cette actualité juridique.