Dans une décision récente, le Tribunal canadien des droits de la personne (le TCDP ou Tribunal) a statué que le mégenrage et le « morinommage » d’un employé ayant demandé expressément et à maintes reprises que son identité de genre soit respectée constituent des pratiques discriminatoires contrevenant à la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).
Cette décision vient renforcer les protections juridiques accordées aux employés transgenres en vertu de la législation canadienne sur les droits de la personne, dont la LCDP, et les obligations qui incombent aux employeurs en matière de discrimination en milieu de travail.
Faits
Le plaignant est un homme transgenre qui se présente comme tel depuis une vingtaine d’années, utilisant un nom masculin depuis le début des années 2000 et des pronoms masculins depuis les années 1990. Toutefois, il n’a pas légalement changé son nom et ses documents gouvernementaux reflètent toujours son nom de naissance, que le Tribunal désigne comme son « morinom ». À la fin du mois d’août 2018, il a commencé à travailler pour l’un des intimés, NC Tractor Services Inc., aux côtés des deux autres intimés, soit le propriétaire de NC Tractor (le propriétaire intimé) et une administratrice de bureau (l’employée intimée) (collectivement, les intimés).
Le plaignant alléguait que les intimés l’avaient harcelé en raison de son identité ou expression de genre et ne lui avaient pas offert un environnement de travail exempt de harcèlement, contrevenant ainsi à l’article 14 de la LCDP. Plus précisément, il reprochait aux intimés d’avoir continué à utiliser son morinom et des pronoms féminins, malgré ses demandes répétées que l’on s’adresse à lui en employant son nom choisi et des pronoms masculins.
Il affirmait également qu’ils lui avaient posé des questions intrusives sur sa transidentité, dont certaines de nature sexuelle, et qu’il avait été la cible de commentaires, gestes et attouchements importuns à caractère sexuel de la part du propriétaire intimé. Ce harcèlement discriminatoire l’aurait finalement amené à démissionner de NC Tractor en novembre 2018.
Ces deux intimés ont admis avoir mégenré et morinommé le plaignant à plusieurs reprises, malgré ses demandes explicites. L’employée intimée a défendu sa conduite en indiquant avoir eu de la difficulté à utiliser le nom choisi du plaignant parce qu’elle était habituée à voir son morinom dans les documents d’entreprise. Elle a également reconnu que ses questions étaient déplacées, mais a fait valoir qu’elle les avait posées parce que le plaignant s’était montré disposé à éduquer les autres sur le sujet. En revanche, le propriétaire intimé a justifié son refus d’accéder à la demande du plaignant en prétendant avoir l’obligation légale d’utiliser le nom légal de ses employés sur le lieu de travail. Selon lui, l’utilisation du nom choisi du plaignant aurait constitué de la fraude.
Décision
Adoptant l’approche du Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique, le TCDP a confirmé le droit des employés transgenres à la reconnaissance et au respect de leur identité et de leur expression de genre, ainsi que l’« obligation fondamentale » corollaire qui incombe à toute personne d’utiliser leurs nom et pronoms choisis. Il a reconnu le rôle fondamental des pronoms dans le façonnement de l’identité et le lien intrinsèque qui existe entre le mégenrage et l’identité ou l’expression de genre. Le Tribunal a également souligné les conséquences importantes du mégenrage sur la sécurité et le bien-être des personnes transgenres et non binaires, décrivant cette pratique comme engendrant « humiliation, stigmatisation, détresse psychologique et déshumanisation ».
Il a écarté la justification avancée par le propriétaire intimé en soulignant qu’il n’existe aucune loi canadienne exigeant l’utilisation du nom légal d’un employé sur le lieu de travail. Il a plutôt réaffirmé l’obligation des employeurs, en vertu des lois canadiennes sur les droits de la personne, dont la LCDP, de ne pas discriminer leurs employés sur la base de leur identité ou expression de genre, ce qui implique le respect de leurs nom et pronoms choisis.
Au terme de son analyse, le Tribunal a conclu que la conduite des intimés violait l’alinéa 14(1)c) de la LCDP. Plus précisément, il a déterminé que leur obstination à mégenrer et à morinommer le plaignant ainsi que les commentaires et questions du propriétaire intimé remettant en question l’identité du plaignant en tant qu’homme constituaient du harcèlement discriminatoire fondé sur son identité ou son expression de genre. De plus, il a estimé que les questions de l’employée intimée avaient aggravé l’impact global du harcèlement discriminatoire subi par le plaignant.
Par ailleurs, NC Tractor a été tenue responsable des actes discriminatoires commis par les intimés en raison de son non-respect des conditions énoncées au paragraphe 65(2) de la LCDP. Le Tribunal a retenu le mégenrage et le morinommage répétés du plaignant par le propriétaire intimé et son omission d’intervenir face à la conduite similaire de l’employée intimée comme motifs justifiant l’imputation de responsabilité à NC Tractor en vertu du paragraphe 65(1) de la LCDP.
À la lumière de ces conclusions, le Tribunal a accordé une indemnité de 18 000 $ au plaignant. Cette somme comprenait 15 000 $ pour préjudice moral, dont 12 000 $ imputés à NC Tractor et au propriétaire intimé, et 3 000 $ à l’employée intimée. De plus, NC Tractor et le propriétaire intimé ont été condamnés à verser une somme additionnelle de 3 000 $ à titre d’indemnité spéciale en raison de la conduite discriminatoire inconsidérée du propriétaire intimé.
Points à retenir
Cette décision souligne les défis uniques auxquels sont confrontés les employés transgenres et renforce à la fois les garanties juridiques que leur accordent les lois sur les droits de la personne au Canada, y compris la LCDP, ainsi que les obligations que ces lois imposent aux employeurs en matière de discrimination et de harcèlement liés à l’identité ou l’expression de genre.
Plus important encore, elle confirme que le droit des personnes transgenres à la reconnaissance et au respect de leur identité et de leur expression de genre implique l’obligation pour tous d’utiliser le nom et les pronoms qu’elles ont choisis. De plus, elle établit que le mégenrage et le morinommage constituent des pratiques discriminatoires en vertu de la LCDP.
Enfin, cette décision rappelle l’importance pour les employeurs de remplir leur obligation d’effectuer des enquêtes rigoureuses et de prendre des mesures appropriées à l’égard de toute plainte en matière de discrimination et de harcèlement, sous peine d’encourir des conséquences financières et non financières.
Au vu de ces implications et du contexte juridique en évolution, les employeurs sont encouragés à revoir et à actualiser leurs politiques et pratiques afin d’assurer leur conformité et de favoriser un milieu de travail inclusif. Notre équipe est disponible pour fournir conseils et soutien tout au long de ce processus.