Dans une décision de 5 contre 2 rendue le 31 janvier dernier, la Cour suprême du Canada a renversé la décision de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire Orphan Well Association c Grant Thornton Ltd. (aussi connue sous le nom de l’affaire Redwater).
L’incidence pratique de la décision d’aujourd’hui est la suivante : dans un cas d’insolvabilité, l’Alberta Energy Regulator (AER) peut exiger le respect des obligations relatives à l’abandon et à la remise en état de puits, installations et pipelines abandonnés à même l’actif de la débitrice, réduisant ainsi ce qui peut être disponible aux fins de distribution, et ce, même aux créanciers garantis de rang supérieur.
La décision de la CSC
Une majorité de cinq des sept juges qui ont entendu l’appel de la CSC a renversé la décision de la Cour d’appel de l’Alberta, reconnaissant ainsi qu’un organisme de réglementation provincial (plus précisément, l’AER) peut utiliser son pouvoir de réglementation à l’égard de la délivrance de permis et du transfert de permis pour assurer le respect des obligations relatives à l’abandon et à la remise en état de puits, installations et pipelines abandonnés avant que l’actif commercialisable d’une société insolvable ne soit vendu dans le but de régler les réclamations des créanciers, y compris des créanciers garantis.
Les déterminations suivantes ont été cruciales dans la décision des juges majoritaires :
- Le paragraphe 14.06(4) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (LFI) ne devrait pas recevoir l’interprétation large qui avait été acceptée par les deux tribunaux inférieurs. Cette disposition ne protège pas l’actif d’un failli de certaines obligations environnementales associées aux biens visés par une renonciation, mais vise plutôt la responsabilité personnelle des syndics de faillite.
- L’AER n’a pas présenté de réclamation prouvable en matière de faillite et n’était pas un créancier. Il a plutôt exercé un pouvoir de faire respecter un devoir public. Il n’y avait donc aucune raison de conclure à une incompatibilité entre les ordonnances réglementaires de l’AER et le régime de priorité fédéral établi par la LFI .
- Les professionnels du domaine de l’insolvabilité doivent respecter les lois provinciales valides et remplir les obligations non pécuniaires liant l’actif du failli.
En conclusion, les juges majoritaires ont reconnu que le régime de réglementation de l’Alberta pouvait coexister avec la LFI, sans créer de conflit.
Les deux juges dissidents ont pour leur part identifié un conflit d’application entre le régime de réglementation provincial et la LFI et une entrave à la réalisation d’un objet de la LFI, rendant ainsi le régime de réglementation provincial inopérant dans les circonstances.
Contexte
Alberta Treasury Branches avait nommé un séquestre à l’égard de Redwater Energy Corporation. Le séquestre a uniquement pris le contrôle d’une fraction des biens pétroliers et gaziers de Redwater visés par des permis, puisque la majorité des biens étaient pratiquement rendus à la fin de leur vie productive et inexploités. L’AER a alors rendu des ordonnances de fermeture et d’abandon à l’égard de la totalité des biens de Redwater visés par des permis, y compris le sous-ensemble que le séquestre avait pris sous son contrôle et tenté de vendre. Le séquestre a par la suite été nommé syndic de faillite. Le syndic a alors prétendu renoncer à l’actif non commercialisable.
L’AER et Orphan Well Association (OWA) ont présenté une demande en vue de contester la renonciation et le syndic a demandé à la Cour d’approuver un processus de vente qui excluait l’actif ayant fait l’objet de la renonciation. La question fondamentale qui se posait était de savoir si un organisme de réglementation provincial comme l’AER pouvait contrecarrer les transferts de permis visant l’actif commercialisable de Redwater en tant que moyen de contraindre l’exécution des obligations relatives à l’abandon et à la réclamation associées à l’actif non commercialisable de Redwater.
En première instance, le juge en chef Wittmann a déclaré en partie que les ordonnances de fermeture et d’abandon de l’AER avaient entravé le pouvoir de renonciation d’ordre fédéral en vertu de l’article 14.06 de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. La doctrine de la prépondérance fédérale est donc intervenue, rendant les ordonnances de l’AER inopérantes dans la mesure où elles entraient en conflit avec la législation fédérale.
La décision du juge en chef Wittmann a été maintenue par la Cour d’appel de l’Alberta dans une décision partagée de 2 contre 1. Les juges majoritaires ont convenu que la prépondérance fédérale rendait les ordonnances de fermeture et d’abandon de l’AER inopérantes : « [traduction] Il découle de ce qui précède qu’en vertu de l’interprétation appropriée de la LFI, l’organisme de réglementation ne peut pas insister auprès du syndic pour que ce dernier consacre des parties substantielles de l’actif du failli au règlement des réclamations environnementales en priorité sur les réclamations des créanciers garantis. »
La juge d’appel Martin (alors qu’elle était à la Cour d’appel) a fait valoir sa dissidence.
L’AER et OWA ont interjeté un autre appel qui a été entendu par la CSC le 15 février 2018. La CSC a accueilli l’appel le 31 janvier dernier.
Howard A. Gorman, c.r. et D. Aaron Stephenson de Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l. ont agi à titre de conseillers juridiques de l’intervenant, l’Association des banquiers canadiens.