Dans sa décision très attendue dans l’affaire Uber, la Cour suprême du Canada établit que, puisque le différend entre Uber et ses chauffeurs est lié à l’emploi, celui-ci sort exceptionnellement du cadre juridique normal exigeant le renvoi systématique des contestations de la compétence du tribunal à ce dernier.

Contexte

En 2017, M. Heller a intenté une action collective proposée contre Uber pour le compte des chauffeurs d’Uber fournissant des services de livraison de nourriture ou de transport personnel. Il cherchait à obtenir une déclaration selon laquelle lui et d’autres chauffeurs d’Uber étaient des employés régis par la Loi de 2000 sur les normes d’emploi de l’Ontario (LNE) ainsi que des dommages-intérêts de 400 M$ pour des violations prétendues de la LNE. Uber a déposé une requête en sursis de l’action collective au profit d’un arbitrage conformément aux modalités de la clause d’arbitrage figurant dans sa convention de services type.

Le juge saisi de la requête a reconnu la validité de la clause d’arbitrage d’Uber et a accueilli la requête en sursis d’instance. Cependant, la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté cette conclusion et a autorisé l’appel de M. Heller.

La loi sur l’arbitrage du territoire s’applique aux différends liés à l’emploi

Les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont soutenu que la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international (LACI) ne s’appliquait pas en l’occurrence. Bien que la convention entre M. Heller et Uber soit incontestablement internationale, elle n’est pas de nature « commerciale ». Les juges majoritaires ont statué que l’applicabilité de la LACI était tributaire de la nature du différend entre les parties, qui peut être déterminée par l’analyse des actes de procédure.

Selon les juges majoritaires, le différend qui oppose les parties concerne « fondamentalement le travail et l’emploi », un type de différend auquel la LACI n’est pas censée s’appliquer, de sorte que la loi applicable est la Loi de 1991 sur l’arbitrage (Loi sur l’arbitrage) de l’Ontario.

La juge Côté, dissidente, estimait que l’arbitrage en question était à la fois de nature internationale et commerciale. La convention de services d’Uber indique expressément qu’elle crée une entente de licence de logiciel, à l’exclusion de toute relation d’emploi. Les différends découlant de ce type de relation commerciale relèvent du champ d’application de la LACI.

Nouvelle exception au principe de compétence-compétence

Sur la question de savoir si l’action collective de M. Heller devrait faire l’objet d’un sursis au profit d’un arbitrage, les juges majoritaires ont examiné la disposition de la Loi sur l’arbitrage qui permet à un tribunal de refuser de surseoir à l’instance lorsque la convention d’arbitrage est invalide.

Les juges majoritaires ont soutenu le cadre établi dans la décision antérieure de la Cour suprême dans l’affaire Dell prévoyant que, conformément au principe de compétence-compétence, toutes les contestations de la compétence d’un tribunal arbitral devraient normalement être renvoyées au tribunal, à moins qu’elles ne soulèvent i) une pure question de droit ou ii) une question mixte de fait et de droit qui n’exige qu’un examen superficiel de la preuve au dossier1. Les juges majoritaires ont précisé que le deuxième volet du critère établi dans l’affaire Dell s’appliquerait seulement lorsqu’« il [était] possible de tirer les conclusions de droit nécessaires de faits qui [étaient] soit évidents à la face même du dossier, soit non contestés par les parties »2.

Mais surtout, dans le cadre de l’appel d’Uber, les juges majoritaires ont expliqué qu’il existait des circonstances « anormales », non envisagées dans le cadre de l’affaire Dell, qui soulèvent des questions nécessitant un écart par rapport à l’application normale du principe de compétence-compétence. En particulier, lorsque des aspects d’une convention d’arbitrage mettraient effectivement celle-ci à l’abri d’une contestation, un tribunal pourrait trancher la question de la validité de la convention.

Afin de s’assurer que seules les contestations de bonne foi en matière de validité soient examinées par les tribunaux, le tribunal doit conclure qu’il existe i) une véritable contestation de la compétence de l’arbitre et ii) une réelle possibilité que la contestation ne soit jamais résolue si le sursis est accueilli. Les juges majoritaires ont reconnu que ce dernier volet exigeait un examen limité de la preuve et ont mis en garde contre le fait que de telles requêtes puissent se transformer en « mini-procès ».

Pour sa part, la juge Côté a estimé que le tribunal arbitral devrait trancher la question de la validité de la clause d’arbitrage d’Uber, conformément au principe de compétence-compétence. Elle a rejeté la création d’une nouvelle exception à la règle du renvoi systémique des contestations de compétence à l’arbitre, puisqu’elle contreviendrait, selon elle, à l’intention du législateur et aux précédents de la Cour.

Les conventions d’arbitrage dont le caractère est inique sont invalides

Les juges majoritaires ont considéré que cette affaire constituait un « cas classique d’iniquité ». Reconnaissant l’application incohérente de la doctrine de l’iniquité par les tribunaux d’instances inférieures, les juges majoritaires ont réitéré l’exigence du critère à deux volets prévoyant la présence à la fois de l’inégalité du pouvoir de négociation et d’un marché imprudent en résultant. Les juges majoritaires ont rejeté la proposition d’un critère à quatre volets qui comprendrait le fait que la victime n’a pas eu accès à des conseils juridiques indépendants et la conscience par la partie plus forte qu’elle tirait avantage de la vulnérabilité de l’autre partie. Ils ont également conclu que l’iniquité d’une clause d’arbitrage pouvait être examinée distinctement de celle du contrat dans son ensemble.

Sur la question de l’inégalité du pouvoir de négociation, les juges majoritaires ont indiqué qu’il n’existait pas de « limites rigides » à ce concept, le point essentiel reposant sur le fait qu’une partie n’est pas en mesure de protéger adéquatement ses intérêts. Bien que les juges majoritaires aient soutenu que les contrats types ne suffisaient pas, en tant que tels, à établir une inégalité du pouvoir de négociation, ils ont souligné les « nombreuses façons dont les contrats types peuvent nuire à la capacité de certaines parties de protéger leurs intérêts durant le processus de formation des contrats ». Quant à l’imprudence du marché, les juges majoritaires ont fait remarquer qu’elle pouvait avantager indûment la partie la plus forte ou désavantager indûment la partie plus vulnérable et que cette question devait être évaluée selon le contexte.

Dans cette affaire en particulier, les juges majoritaires ont conclu que les frais administratifs initiaux imposés à M. Heller, eu égard aux réclamations de faible valeur pouvant découler du contrat, marquaient le caractère imprudent de la clause d’arbitrage. Ils ont également souligné que les frais administratifs initiaux s’approchaient du revenu annuel de M. Heller et ne comprenaient pas les autres frais connexes, comme les honoraires juridiques.

Les juges Brown et Côté ont exprimé leur désaccord avec les juges majoritaires sur cette question. La juge Côté n’était pas d’avis que la clause d’arbitrage était inique. Selon elle, l’approche des juges majoritaires restreint l’utilisation des clauses d’arbitrage dans les contrats types et ouvre la voie à l’application excessive de la doctrine de l’iniquité, ce qui crée une incertitude commerciale. À son avis, l’imposition de restrictions à l’utilisation des clauses d’arbitrage dans les contrats types, qui revêtent une grande importance dans l’économie de partage, devrait être laissée au législateur.

Le juge Brown a, quant à lui, également rejeté l’élargissement de la portée de la doctrine de l’iniquité par les juges majoritaires. Bien qu’il ait convenu de l’invalidité de la convention d’arbitrage, il a conclu que celle-ci découlait du fait que, pour des motifs d’ordre public, les « tribunaux ne [feraient] pas exécuter des clauses contractuelles qui, expressément ou par leur effet, entravent l’accès à un mécanisme indépendant de résolution des différends », ce qui va à l’encontre de la règle de droit.

À retenir

Les motifs soutenus par les juges majoritaires élargissent quelque peu le pouvoir discrétionnaire des tribunaux pour trancher les requêtes en sursis. Toutefois, les juges majoritaires ont expressément laissé intact le cadre établi dans l’affaire Dell pour les affaires « normales », ce qui devrait inclure la grande majorité des affaires commerciales portant sur la contestation de la validité d’une clause d’arbitrage, même si celle-ci est énoncée dans un contrat type. 

Eu égard à l’« élargissement » de la doctrine de l’iniquité par les juges majoritaires, il convient d’apporter un soin particulier à la rédaction et à l’examen des contrats types, surtout lorsque le cocontractant est un particulier. Les contrats types qui énoncent clairement et efficacement le sens et les conséquences juridiques de leurs clauses, y compris toute clause d’arbitrage prévue dans le contrat, permettront à la fois d’atténuer l’incertitude quant à leurs modalités et d’en protéger le caractère exécutoire.

Comme les juges majoritaires et dissidents n’ont pas abordé la question de savoir si la convention d’arbitrage était invalide au motif qu’elle aurait supposément soustrait les parties aux protections obligatoires de la LNE, cette question demeure sans réponse.


Notes

1   Dell Computer Corp. c Union des consommateurs, 2007 CSC 34.

2   Uber Technologies Inc. c Heller, 2020 CSC 16.



Personnes-ressources

Associé principal
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Cochef mondial – sciences de la vie et soins de santé; Associé

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