Depuis 2022, le gouvernement du Canada a revu en profondeur la législation canadienne sur la concurrence en procédant à trois séries de modifications de la Loi sur la concurrence (Loi); la dernière ayant reçu la sanction royale le 20 juin 2024. N’hésitez pas à consulter notre publication résumant les autres modifications.
Les modifications élargiront considérablement le droit des parties privées d’intenter des actions et de demander des dommages-intérêts en vertu de la Loi de quatre différentes manières :
- En élargissant les types de comportements permettant aux parties privées de s’adresser au Tribunal de la concurrence (Tribunal);
- En étendant la portée de ce qui est jugé « anticoncurrentiel »;
- En allégeant le critère pour que les parties privées obtiennent la permission de s’adresser au Tribunal; et
- En accroissant la possibilité de dommages intérêts pour les demandes de parties privées liées aux pratiques commerciales susceptibles d’examen.
Bien qu’elles ne portent pas sur l’élargissement des actions intentées par des parties privées, les modifications récentes apportées à la Loi ont fait passer le montant des sanctions pécuniaires pouvant être imposées aux termes de plusieurs dispositions civiles à un maximum de 3 % des recettes globales brutes. Le spectre qu’une amende importante soit imposée (en plus des dommages intérêts ou des ordonnances correctives visant des comportements) peut donner aux demandeurs privés un levier intéressant pour obtenir un résultat commercial ou un règlement dans le cadre de discussions s’ils menacent de présenter une demande en vertu du droit de la concurrence.
Les entreprises devraient envisager sérieusement les risques qu’un litige soit intenté contre elles en raison de l’effet cumulatif de ces modifications.
Étendre la portée de l’application de la Loi pour les parties privées
Au cours de la dernière ronde de modifications importantes apportées à la Loi en 2009, les parties privées ont obtenu le droit de porter des demandes devant le Tribunal dans le but de contester les refus de vendre, le maintien des prix, l’exclusivité et les ventes liées. Pour obtenir cette permission, les demandeurs devaient démontrer qu’ils étaient « directement et sensiblement » gênés dans leur entreprise en raison du comportement allégué ou simplement « directement gênés » dans le cas d’allégations de maintien des prix – ces critères plutôt contraignants ont fait en sorte que seules quelques demandes ont été présentées au Tribunal par des parties privées au cours des 15 dernières années. De surcroît, le seul recours était une ordonnance interdisant le comportement en cause.
Au milieu de l’année 2022, les parties privées ont obtenu le droit de demander la permission de s’adresser au Tribunal pour abus de position dominante1.
Les récentes modifications apportées à la Loi permettront aux parties privées de demander la permission de s’adresser au Tribunal afin de contester les accords anticoncurrentiels et les pratiques commerciales trompeuses susceptibles d’examen d’un point de vue civil. Ces modifications permettront également aux parties privées de réclamer des dommages intérêts. Ces changements entreront en vigueur à une date ultérieure, soit le 20 juin 2025, ce qui donne un peu de temps aux entreprises pour examiner leurs pratiques actuelles et évaluer leur exposition au risque.
Élargir les comportements jugés anticoncurrentiels
Les modifications entraînent un élargissement des types de comportements pouvant être jugés anticoncurrentiels et susceptibles d’un examen :
- Abus de position dominante : La révision du critère prévu par la Loi permet au Tribunal de rendre une ordonnance contre une entreprise dominante ou un groupe dominant lorsque le comportement répond aux exigences relatives à l’intention anticoncurrentielle ou à l’effet anticoncurrentiel. Aux termes des modifications, la pratique consistant en l’« imposition directe ou indirecte de prix de vente excessifs et injustes » a aussi été ajoutée à la liste non exhaustive d’agissements anticoncurrentiels prévue à l’article 782.
- Collaborations entre civils : Les modifications étendent la portée de l’article 90.1 afin qu’il s’applique aux accords qui ne sont pas des arrangements entre concurrents (c. à d. les coentreprises et les alliances stratégiques) s’il peut être démontré qu’un des « objets importants » de l’accord, ou d’une partie de celui ci, est d’entraver la concurrence et que l’accord a pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence3. Les modifications ont également révoqué la défense fondée sur les gains en efficience pour les collaborations entre civils4.
- Pratiques commerciales trompeuses civiles : Les modifications prévoient de nouvelles dispositions relatives à l’indication de prix partiel et aux réclamations sur l’écoblanchiment propre à certains produits ainsi qu’une disposition plus large visant les déclarations en matière d’environnement, dont les allégations de carboneutralité 5.
Le Tribunal a maintenant compétence pour examiner et sanctionner les comportements qui n’étaient pas auparavant susceptibles d’examen. Par conséquent, si l’on tient compte de l’élargissement de la portée des demandes par des parties privées visant le même comportement, les entreprises pourraient être la cible de mesures d’application tant publiques que privées pour des comportements qui étaient autrefois à l’abri.
Alléger le critère permettant de s’adresser au Tribunal
Les modifications allègent le critère pour que les parties privées puissent obtenir la permission de contester civilement un comportement susceptible d’examen de deux manières :
- Une partie de leur entreprise : Les parties privées peuvent maintenant demander la permission de contester civilement un comportement susceptible d’examen même si ledit comportement ne gêne qu’une partie de leur entreprise. Le critère était plus strict auparavant puisqu’il fallait démontrer que l’entreprise était « directement et sensiblement » gênée par le comportement en cause, critère qui, selon l’interprétation du Tribunal, s’appliquait alors à toute l’entreprise.
- Intérêt public : La permission peut désormais être accordée si le Tribunal juge qu’il est dans l’intérêt public de l’accorder (même si aucune indication n’est donnée sur cette notion d’intérêt public).
Les entreprises bénéficient d’un répit avant de devoir se questionner sur les risques de réclamations auxquels elles pourraient faire face de la part de parties privées puisque les modifications relatives à l’élargissement de l’accès au Tribunal ne prendront effet que le 20 juin 2025.
Les entreprises devront toutefois se pencher sur les répercussions de ces changements importants sur leurs activités, étant donné que la majorité des changements sont déjà en vigueur et que le Commissaire de la concurrence peut commencer à prendre des mesures d’application de la Loi s’il croit que ces nouvelles dispositions n’ont pas été respectées.
Outre la possibilité accrue que des recours stratégiques soient intentés par des concurrents et des clients, il demeure également probable que des organisations non gouvernementales et autres organisations d’intérêt public soient incitées à déposer des demandes au nom d’un groupe de personnes ou d’entreprises touchées lorsque le critère moins contraignant relatif à la permission de s’adresser au Tribunal et les dispositions relatives aux dommages intérêts seront en vigueur, surtout que les dommages intérêts seront payables aux personnes à qui le comportement porte préjudice (y compris celles qui ne sont pas parties à la demande). Ces demandes pourraient donner lieu au dépôt devant le Tribunal de demandes qui s’apparentent à des actions collectives en l’absence de garanties procédurales comme celles qui se trouvent dans les lois en matière d’actions collectives.
À venir sous peu : des dommages intérêts pour les pratiques commerciales susceptibles d’examen et les collaborations qui empêchent ou limitent la concurrence
Les parties privées pouvaient auparavant demander au Tribunal la permission de présenter une demande en vertu des dispositions de la Loi relatives aux pratiques commerciales susceptibles d’examen d’un point de vue civil. Toutefois, les parties ayant obtenu gain de cause ne pouvaient obtenir de dommages-intérêts (mais seulement le recouvrement de leurs frais juridiques).
À compter du 20 juin 2025, les parties privées auront droit à des dommages intérêts dans un tel cas ainsi que dans le cas de collaborations anticoncurrentielles en vertu de l’article 90.1, jusqu’à concurrence du montant tiré du comportement visé par l’ordonnance, qui sera réparti entre le demandeur et toute autre personne touchée à la discrétion du Tribunal. Le Tribunal dispose aussi du pouvoir d’imposer toutes conditions connexes nécessaires dans le cadre d’une ordonnance de dommages intérêts octroyés à une partie privée.
Le montant de tels dommages intérêts sera déterminé en s’attardant au bénéfice tiré par l’acteur plutôt qu’aux dommages intérêts subis par les personnes à qui le comportement en cause a porté préjudice. Ainsi, les dommages intérêts octroyés pourraient être supérieurs aux pertes alléguées.
En plus des dommages intérêts, les sanctions applicables aux demandes présentées par des parties privées comprennent des ordonnances temporaires, des injonctions provisoires, des ordonnances d’interdiction, des ordonnances de restitution et des sanctions administratives pécuniaires (payables au gouvernement).
Les demandes effectuées par des parties privées peuvent également être réglées par des consentements qui peuvent être conclus et déposés auprès du Tribunal. L’action réciproque entre ces mécanismes reste à voir en pratique. Toutefois, la possibilité qu’une sanction pécuniaire élevée soit imposée ouvre la porte à d’éventuels litiges vexatoires et pourrait poser des difficultés dans le cadre de la négociation de règlements avec des parties privées.
Demande de dommages intérêts restitutoires par des parties privées pour pratiques commerciales trompeuses
Le Tribunal peut depuis longtemps rendre une ordonnance de restitution en cas de manquement à l’interdiction générale de donner des indications fausses ou trompeuses (alinéa 74.01(1)(a)) obligeant le contrevenant à payer un montant, « n’excédant pas le total des montants qui lui ont été payés pour les produits à l’égard desquels le comportement a été adopté ».
Les modifications proposées ne font qu’ouvrir la porte encore plus en permettant aux parties privées de présenter des demandes en vue de l’obtention de dommages-intérêts, plutôt que de compter sur le Commissaire de la concurrence qui disposait auparavant du pouvoir exclusif de présenter des demandes en cas de non respect de cette disposition.
Un certain débat demeure, mais un consensus général se dégage selon lequel bien qu’une plus grande gamme de recours (y compris les sanctions pécuniaires et les ordonnances d’interdiction) s’applique à la liste élargie de comportements commerciaux (par exemple, indication de prix partiel), la disposition prévoyant la restitution est expressément restreinte à l’interdiction générale de publicité trompeuse et ne peut s’appliquer à la majorité des pratiques commerciales trompeuses énumérées dans la Loi. Toutefois, les parties privées s’appuieront vraisemblablement à la fois sur les nouvelles dispositions anti-écoblanchiment et cette disposition générale lorsqu’elles présenteront des réclamations.
À retenir
Ces modifications transformatrices obligeront les entreprises à réévaluer leur conformité à la Loi et les risques découlant de celle-ci. Les entreprises qui détiennent une position solide sur le marché devraient porter une attention particulière à l’incidence que ces modifications auront sur leurs activités, notamment le risque accru de litiges que pourrait susciter l’élargissement des droits d’action en dommages-intérêts des parties privées pour des questions susceptibles d’examen au civil. De plus, toutes les entreprises devraient examiner leurs déclarations environnementales passées, présentes et futures.
On s’attend à ce que le nombre de litiges privés augmentent compte tenu de l’accroissement des droits d’action légaux, de la capacité à obtenir des dommages intérêts et de l’allégement des critères pour pouvoir présenter une demande, d’une part, et de la définition plus large des comportements jugés anticoncurrentiels, d’autre part. Enfin, la possibilité pour les parties privées de déposer des demandes s’apparentant à des actions collectives en vertu de la Loi représente un outil supplémentaire leur permettant d’avoir plus de pouvoir dans le cadre d’un litige ou de discussions en vue de conclure un règlement. Tant que le Bureau de la concurrence ne publiera pas de directives et de décisions, les entreprises devront gérer leur risque en évaluant dans quelle mesure ces modifications importantes apportées à la Loi s’appliquent à leurs activités commerciales.