Le 8 novembre, la Cour suprême du Canada (CSC) a décidé à l’unanimité que les tribunaux devraient appliquer la rigoureuse norme de la « décision raisonnable » lors du contrôle de la validité de textes législatifs subordonnés1. Ce faisant, la CSC a abaissé le seuil permettant de déclarer invalides des règlements et textes similaires (ex. des directives ministérielles, des lignes directrices et des décrets), lesquels devraient faire l’objet du même type d’examen que toute autre décision administrative.
Le rejet d’une approche distincte en matière de révision des règlements apporte au droit administratif une cohérence et une prévisibilité accrues. Il élimine également un obstacle important à la viabilité des contestations judiciaires des règlements.
Le contrôle des règlements selon la norme de la décision raisonnable
La décision phare rendue par la CSC en 2019 dans l’arrêt Vavilov établit un cadre exhaustif pour déterminer le degré d’examen que les tribunaux devraient appliquer lors de tout contrôle au fond d’une décision administrative2. Selon ce cadre, la « décision raisonnable » est la norme de contrôle présumément applicable.
Selon l’arrêt Vavilov, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable permet aux tribunaux d’intervenir en cas de manque de logique interne du raisonnement du décideur administratif ou lorsque la décision est à quelque titre indéfendable au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes.
L’arrêt Vavilov a marqué une rupture importante avec la jurisprudence antérieure à la fois quant au moment et quant à la manière d’appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable. Depuis 2019, les tribunaux canadiens sont chargés de réévaluer la jurisprudence antérieure à la lumière de l’arrêt Vavilov. Ce faisant, les tribunaux d’instance inférieure se sont révélés divisés sur la question de savoir si la norme de la décision raisonnable s’applique pour examiner la validité d’un texte législatif subordonné.
Au moment de l’examen de la validité d’un texte législatif subordonné, la question principale est de savoir si celui-ci est compatible avec l’objet de sa loi habilitante ou s’il est ultra vires (c.-à-d. non compatible).
Depuis 2019, certains tribunaux suivent l’arrêt Vavilov et procèdent à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable pour déterminer si un texte législatif subordonné est ultra vires; d’autres ont continué d’appliquer le seuil beaucoup plus élevé établi dans une décision antérieure de la CSC, soit l’arrêt Katz3, pour contrôler la validité de textes législatifs subordonnés. Selon cet arrêt, la contestation d’un texte législatif subordonné ne peut être accueillie que s’il est démontré que le texte législatif subordonné est « sans importance », « non pertinent » ou « complètement étranger » à l’objet de sa loi habilitante. L’approche de l’arrêt Katz a été décrite comme étant liée à l’« hyperretenue »4.
Cette différence d’approche a eu des conséquences pratiques importantes pour les plaideurs, car les règlements et autres textes législatifs subordonnés étaient beaucoup plus difficiles à contester sous l’arrêt Katz que sous celui de Vavilov.
Le contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable est la règle : les arrêts Auer et TransAlta
Dans deux décisions complémentaires, soit les arrêts Auer et TransAlta, la CSC a confirmé que la rigoureuse norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov était présumée s’appliquer au contrôle de la validité d’un texte législatif subordonné. Bien que certains des principes énoncés dans l’arrêt Katz continuent de guider un tel contrôle suivant la norme de la décision raisonnable, l’approche liée à l’« hyperretenue » est écartée.
La CSC a également confirmé que lorsqu’il s’agit de déterminer si un texte législatif subordonné est ultra vires, la priorité consiste habituellement à s’assurer que le gouvernement a agi dans le cadre du pouvoir que lui conférait la loi. À cet égard, les tribunaux s’intéresseront surtout au régime statutaire applicable, aux autres règles statutaires ou de common law applicables ainsi qu’aux principes d’interprétation statutaire. Les tribunaux pourront également examiner si les règlements s’appuient sur un raisonnement cohérent. Le raisonnement qui sous-tend les règlements peut souvent être déduit de diverses sources, notamment des débats, des énoncés de politique et des énoncés réglementaires.
La CSC a toutefois précisé que cela n’ouvre pas la porte à un examen du bien-fondé d’un règlement sur le plan des considérations d’ordre politique afin de déterminer s’il est « nécessaire, sage ou efficace dans la pratique »5. Ainsi, l’examen des conséquences d’un règlement ne sera pertinent que pour décider si le gouvernement était raisonnablement autorisé à édicter un texte législatif subordonné qui aurait de telles conséquences.
Dans les arrêts Auer et TransAlta, le tribunal a donc confirmé la validité des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants et des Lignes directrices sur l’évaluation foncière linéaire de l’Alberta, lesquelles étaient contestées. Dans les deux cas, le libellé de la loi a été jugé suffisamment large pour les autoriser.
À retenir
Pour les particuliers et les sociétés exerçant leurs activités dans des secteurs réglementés, les arrêts Auer et TransAlta représentent une importante avancée. Grâce à ces décisions, les tribunaux adopteront désormais une approche claire et cohérente à travers le Canada en matière de contrôle judiciaire de règlements.
Les parties prenantes ont maintenant des directives claires sur les arguments qu’elles peuvent avancer pour assurer la surveillance et la responsabilité des instances décisionnelles publiques qui exercent des pouvoirs en matière de réglementation6. Lorsqu’un texte législatif subordonné ne semble pas posséder les « caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité », une contestation judiciaire auparavant improbable peut maintenant être viable.