Dans une décision récente, la Cour suprême du Canada1 confirme que les actionnaires ne peuvent, sauf rares exceptions, intenter de poursuite lorsqu’une société subit des dommages entraînant une perte de valeur de leurs actions.
Les faits
MM. Yves Brunette et Jean M. Maynard, qui agissaient en qualité de fiduciaires de Fiducie Maynard 2004 (Fiducie), ont présenté devant la Cour supérieure du Québec un recours à l’encontre d’avocats et de comptables pour recouvrer la perte de valeur du patrimoine de la Fiducie, soutenant que les professionnels avaient commis un certain nombre de fautes, notamment dans l’établissement de la structure fiscale du Groupe Melior, et que, ce faisant, ils avaient manqué à leurs obligations de conseil envers la Fiducie.
La Fiducie était la seule actionnaire de 9143-1304 Québec inc., une société de portefeuille qui contrôlait en totalité ou en partie les sociétés qui formaient le Groupe Melior.
En raison de la découverte d’une fraude de 1,8 M$ envers les sociétés et en raison d’avis de cotisation imprévus établis par Revenu Québec, la plupart des sociétés du Groupe Melior ont fait faillite, causant ainsi la perte totale de la valeur du patrimoine de la Fiducie, lequel était composé exclusivement d’actions de 9143-1304 Québec inc.
Les intimés ont présenté une requête en irrecevabilité de la demande de la Fiducie pour cause d’absence d’intérêt suffisant, au motif qu’en tant qu’actionnaire indirect des sociétés, la Fiducie n’avait pas le droit de réclamer des pertes équivalentes à la valeur des actifs qui appartenaient aux sociétés.
Tant la juge de première instance que la Cour d’appel ont conclu que les fiduciaires, pour et au nom de la Fiducie, n’avaient pas d’intérêt suffisant pour agir et ne pouvaient ainsi réclamer de dommages-intérêts au motif que le droit d’action, le cas échéant, appartenait aux sociétés du Groupe Melior.
La décision
La Cour suprême devait donc décider si la Fiducie, à titre d’actionnaire du Groupe Melior, pouvait poursuivre les avocats et comptables du Groupe Melior pour réclamer la perte de valeur des actions à la suite de la faillite de 9143‑1304 Québec inc.
La Cour suprême confirme dans sa décision que les principes du droit procédural et du droit des sociétés au Québec empêchent les actionnaires d’exercer des droits d’action qui appartiennent aux sociétés dont ils détiennent des actions. La Cour suprême indique par ailleurs dans son jugement qu’il en va de même en vertu des principes de common law applicables ailleurs au Canada[ii]. La Fiducie prétendait que le droit civil divergeait de la common law et qu’il permettait, dans les circonstances, à la Fiducie d’intenter ce recours au motif qu’elle avait l’intérêt juridique nécessaire pour réclamer la perte de valeur des actions du Groupe Melior.
La Cour suprême conclut et confirme qu’en vertu du droit civil, seul un dommage direct peut être invoqué en justice et les actionnaires ne peuvent intenter de poursuite en raison des dommages subis par la société, sauf s’ils sont en mesure d’établir :
- un manquement à une obligation distincte de celle que peut avoir l’auteur de la faute reprochée envers la société; et
- un préjudice direct qui est distinct de celui subi par la société.
Aux termes de leur analyse, les juges majoritaires de la Cour suprême ont conclu que la requête introductive d’instance ne faisait pas état d’un manquement à une obligation légale distincte, ni d’un préjudice distinct de celui subi par les sociétés du Groupe Melior. Cela étant, la Fiducie n’avait donc pas réussi à démontrer l’existence d’un intérêt direct et personnel lui permettant de réclamer des dommages-intérêts aux avocats et comptables du Groupe Melior.
La position exprimée par la majorité de la Cour, qui exige que l’actionnaire démontre un préjudice distinct de celui de la société pour prétendre à un préjudice direct au sens du droit civil, rend très difficile l’exercice de recours par les actionnaires en raison de dommages subis par la société.
Par cette décision, la Cour suprême réaffirme l’importance de la personnalité juridique distincte des sociétés et de leurs actionnaires. Les actionnaires, ayant choisi ce véhicule corporatif, doivent maintenant assumer ce choix. Tout comme les actionnaires ne peuvent être tenus responsables des fautes commises par la société, ils ne peuvent pas non plus réclamer de dommages-intérêts pour les fautes commises à l’endroit de celle-ci.
En obiter, les juges majoritaires de la Cour rappellent qu’en raison de la rareté des ressources judiciaires, il est important que les tribunaux aient le pouvoir de rejeter, au stade préliminaire, les demandes manifestement non fondées, notamment pour cause d’absence d’intérêt suffisant. De l’avis de la Cour, ces pouvoirs sont essentiels au bon fonctionnement des tribunaux et permettent d’assurer le règlement juste et équitable des litiges.