Dans une décision partagée 7-1-1 rendue le 23 avril 2021, la Cour suprême du Canada (CSC) a confirmé une décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique concernant la protection constitutionnelle des droits ancestraux des non-résidents au Canada : R c Desautel1.
L’arrêt R c Desautel a pour effet de permettre désormais aux groupes autochtones des États-Unis d’être reconnus comme détenant des droits ancestraux protégés par la Constitution au Canada. Bien que R c Desautel traite d’une poursuite réglementaire en vertu de la législation provinciale sur la gestion de la faune en Colombie-Britannique, l’affaire ouvre la porte à la nécessité potentielle d’intégrer des groupes autochtones non résidents dans les processus de consultation de la Couronne. Ainsi, R c Desautel est susceptible d’avoir une incidence sur les processus d’approbation réglementaire visant les activités de développement, en particulier si elles se déroulent à proximité de la frontière canado-américaine.
Contexte
Un résident et citoyen américain, Richard Desautel, a été accusé en vertu de la législation provinciale sur la faune en Colombie-Britannique d’avoir chassé le gros gibier sans permis tout en étant un non-résident dans la région des lacs Arrow en Colombie-Britannique. Membre de la Lakes Tribe des Tribus confédérées de la réserve indienne de Colville établie dans l’État de Washington, M. Desautel a soutenu que la région des lacs Arrow faisait partie du territoire traditionnel de ses ancêtres Sinixt et invoqué son droit ancestral d’y chasser, protégé en vertu du para 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.
En première instance2, la Cour provinciale de la Colombie-Britannique a identifié un droit ancestral de chasse non éteint pour M. Desautel, y compris sur des terres situées en Colombie-Britannique. Ce droit ancestral était protégé par la Constitution au Canada, même si ce droit était exercé par un citoyen américain, et il avait été violé de manière injustifiée par la législation sur la gestion de la faune en vertu de laquelle M. Desautel avait été inculpé. M. Desautel a donc été acquitté.
Le premier appel de la Couronne devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique a été rejeté3. La Cour a reconnu les Sinixt comme des « peuples autochtones du Canada » au sens du para 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 parce qu’ils avaient occupé ce qui deviendra plus tard le Canada avant leur premier contact avec les Européens. La Cour n’a pas jugé que le contrôle souverain de la frontière canado-américaine était incompatible avec la reconnaissance des droits de chasse des Sinixt protégés par la Constitution au Canada. Par conséquent, l’appel de la Couronne a été rejeté et l’acquittement de M. Desautel a été confirmé.
La Couronne a interjeté appel devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique4, qui a également statué que les droits ancestraux étaient enracinés dans l’occupation antérieure au contact, et non dans le fait d’être Canadien ou dans la Loi constitutionnelle de 1982. L’existence (ou non) d’un droit ancestral de chasser protégé par la Constitution n’était pas dictée par le fait de savoir si M. Desautel avait le droit, protégé par la Constitution, de traverser la frontière canado-américaine pour chasser. La Cour a refusé d’examiner s’il existait un droit accessoire de libre circulation protégé par la Constitution pour les Sinixt qui leur permettait de traverser la frontière canado américaine pour exercer leurs droits de chasse en Colombie-Britannique.
L’autorisation d’interjeter appel de la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique devant la Cour suprême du Canada a été accordée.
La décision de la CSC
La décision majoritaire de la CSC rejette l’appel et conclut que les droits ancestraux existants des « peuples autochtones du Canada » sont protégés par la Constitution en vertu du para 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Le terme « peuples autochtones du Canada » doit être interprété de manière téléologique, comme signifiant les successeurs contemporains des sociétés autochtones qui occupaient ce qui est maintenant le territoire canadien, y compris les successeurs contemporains des sociétés autochtones qui ne résident plus à l’intérieur des frontières du Canada. Cette interprétation téléologique concilie l’occupation antérieure à la souveraineté du Canada par les sociétés autochtones avec la souveraineté de la Couronne, qui sous-tend toute la structure théorique du droit des Autochtones au Canada. Le critère applicable pour établir un droit ancestral n’est pas influencé par le statut de non-résident de la personne qui revendique le droit.
La majorité de la CSC a reconnu que les Sinixt occupaient le territoire qui se trouve maintenant en Colombie Britannique au moment du contact avec les Européens. Étant donné que la Lakes Tribe est un successeur contemporain des Sinixt, ses droits ancestraux sont donc protégés en vertu du para 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.
L’existence d’un droit ancestral des membres de la Lakes Tribe de chasser sur leur territoire traditionnel en Colombie Britannique à des fins alimentaires, sociales et rituelles a été confirmée en se fondant sur les conclusions de la juge de première instance basées sur des éléments de preuve. La chasse faisait partie intégrante de la culture distinctive des Sinixt avant le contact avec les Européens et la chasse moderne des membres de la Lakes Tribe s’inscrit dans la continuité de leur pratique antérieure au contact. Les dispositions de la législation sur la gestion de la faune en vertu desquelles M. Desautel a été accusé étaient donc inopérantes à son égard. La majorité a confirmé les décisions des tribunaux d’instance inférieure et l’acquittement de M. Desautel.
En arrivant à cette conclusion, les juges majoritaires se sont prononcés sur la possibilité qu’elle ait une incidence sur l’obligation de consulter. Ils ont fait remarquer que l’obligation de consulter ne vise que les droits connus de la Couronne. La Couronne n’a pas l’obligation indépendante de rechercher des groupes autochtones (à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada) pour identifier des droits qui seraient autrement inconnus, et les droits des non-résidents sont moins susceptibles d’être connus de la Couronne au moyen d’interactions historiques. Toutefois, si la Couronne prend connaissance du droit ancestral d’un non-résident, une obligation de consulter peut prendre naissance.
La juge Côté a rédigé une série de motifs dissidents. Elle a estimé que le para 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ne protégeait pas les droits des groupes autochtones à l’extérieur du Canada. De plus, elle a souligné que les pratiques modernes de la chasse de la Lakes Tribe n’avaient pas le degré requis de continuité avec les pratiques des Sinixt antérieures au contact pour constituer un droit ancestral protégé par la Constitution.
Le juge Moldaver était également dissident. Il a refusé de se prononcer sur la question de savoir si des groupes autochtones non résidents pouvaient avoir des droits protégés par la Constitution au Canada; toutefois, il était d’accord avec la juge Côté sur le fait que M. Desautel n’avait pas prouvé son droit ancestral. Plus particulièrement, le juge Moldaver, tout comme la juge Côté, a conclu que M. Desautel n’avait pas établi la continuité requise entre les pratiques de la chasse antérieures au contact avec les Européens et les pratiques modernes de la chasse.
Implications
R c Desautel est une cause type qui pourrait avoir d’importantes conséquences. Dans la décision de la majorité de la CSC, il est expressément reconnu que les groupes autochtones non résidents établis aux États-Unis pourraient avoir le droit, en vertu de la Constitution, d’être consultés au sujet de mesures envisagées par la Couronne relativement à des activités de développement au Canada susceptibles d’avoir une incidence défavorable sur leurs droits revendiqués ou prouvés, pourvu que la Couronne connaisse ces droits. R c Desautel incitera par conséquent les groupes autochtones non résidents dont les territoires traditionnels s’étendent des deux côtés de la frontière canado-américaine à revendiquer des droits et à les faire connaître à la Couronne. D’autres causes seront nécessaires pour déterminer comment le statut de non-résident d’un groupe autochtone influe sur la « profondeur » requise de la consultation.
Les juges majoritaires n’ont pas statué sur la question de savoir si le droit ancestral protégé par la Constitution d’un non-résident de se livrer à une pratique traditionnelle au Canada comporte un droit accessoire de traverser la frontière pour le faire. Il s’agit d’une question non résolue qui sera vraisemblablement au premier plan si un groupe autochtone non résident revendique un droit protégé par la Constitution d’exercer des activités commerciales.
R c Desautel pourrait également ouvrir la porte à des revendications de titre ancestral par des groupes autochtones non résidents. La majorité a expressément refusé de se prononcer sur les « différences qui peuvent exister entre le critère relatif aux revendications de titre ancestral par des peuples autochtones se trouvant au Canada et le critère relatif à ces revendications par des peuples se trouvant à l’extérieur du Canada »5. Cependant, il a été signalé ailleurs qu’au moins deux revendications de titre ancestral par des groupes autochtones non résidents avaient déjà été déposées en Colombie-Britannique. La CSC sera probablement appelée à se prononcer sur les revendications de titre ancestral par des non-résidents dans un avenir pas si lointain.
Les auteurs désirent remercier Jenine Urquhart, stagiaire, pour son aide dans la préparation de cette actualité juridique.