Le 22 octobre 2024, le Conseil canadien des relations industrielles (le CCRI) a publié les motifs écrits d’une décision prononcée oralement le 24 août 2024. Dans la décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada et Conférence ferroviaire Teamsters Canada; Canadian Pacific Kansas City Railway et Conférence ferroviaire Teamsters Canada1, le CCRI conclut qu’il ne possède pas l’autorité pour examiner ou remettre en question la légitimité des directives ministérielles émises en vertu de l’article 107 du Code canadien du travail (le C.c.t.), puisque cette responsabilité incombe exclusivement à la Cour fédérale. Les directives font d’ailleurs l’objet d’un contrôle judiciaire déposé auprès de cette cour. L’issue de ce recours est toujours en attente.
Faits
Cette décision survient après des négociations en vue du renouvellement des conventions collectives entre la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN), la société Canadien Pacifique Kansas City Limitée (le CPKC) et la Conférence ferroviaire Teamsters Canada (le syndicat).
Au début du mois d’août 2024, le CN a demandé au ministre fédéral du Travail, Steven MacKinnon, d’utiliser son pouvoir en vertu de l’article 107 C.c.t. pour contraindre le CCRI à imposer un arbitrage, demande à laquelle le ministre a opposé un refus. En conséquence, le CN et le CPKC ont annoncé un lock-out à partir du 22 août dans leurs unités respectives, tandis que le syndicat annonçait le début d’une grève au CPKC à la même date. Devant l’escalade de la situation, le ministre MacKinnon a transmis des directives au CCRI en vertu de l’article 107 C.c.t., exigeant la reprise des opérations par le CN et le CPKC et le retour au travail des employés, l’imposition d’un arbitrage final pour régler les différends et la prolongation des conventions collectives en vigueur.
Le syndicat a contesté les directives ministérielles et demandé au CCRI de les déclarer illégales et de s’abstenir de les mettre en œuvre. De fait, il prétendait que l’article 107 C.c.t. n’autorisait pas de telles directives et soutenait par ailleurs qu’elles contrevenaient à la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte), puisqu’elles restreignaient l’exercice du droit de grève, lequel est protégé par la Charte.
Décision
S’appuyant sur une décision récente de la Cour suprême du Canada2, le CCRI a conclu qu’il n’avait pas le pouvoir de contester la validité des directives ministérielles. La contestation de ces directives, qui sont des décisions discrétionnaires du ministre fondées sur une autorisation législative explicite, relève exclusivement de la compétence de la Cour fédérale. Conséquemment, le CCRI a appliqué les directives du ministre MacKinnon, estimant n’avoir aucun pouvoir discrétionnaire pour en refuser l’exécution, et ce, même si la question soulevait des enjeux importants en matière de droit du travail et de négociation collective. Le CCRI a également précisé qu’il ne pouvait non plus remettre en question les directives du ministre au motif qu’elles seraient contraires à la Charte, cette question devant plutôt être soumise à la Cour fédérale. D’ailleurs, le syndicat a également saisi la Cour fédérale de ses contestations.
Précédents récents
À l’été 2023, un conflit de travail a éclaté entre le Syndicat international des débardeurs et magasiniers du Canada (le Syndicat des débardeurs) et l’Association des employeurs maritimes de la Colombie-Britannique (l’AEMCB), poussant le ministre fédéral du Travail de l’époque, Seamus O’Regan, à intervenir. Le ministre a alors nommé un médiateur conformément à l’article 105 C.c.t., lequel médiateur a proposé une entente que les parties ont acceptée et se sont engagées à recommander.
Or, les membres du Syndicat des débardeurs ont voté et rejeté l’entente. En conséquence, le ministre O’Regan a utilisé l’article 107 C.c.t. pour demander au CCRI de déterminer si le rejet de l’entente proposée par le médiateur rendait impossible un règlement du conflit par la négociation et, le cas échéant, d’imposer soit une nouvelle convention collective, soit un arbitrage contraignant. Finalement, les parties sont parvenues à s’entendre sur les termes d’une nouvelle convention collective, qui a été ratifiée par les membres. Bien que cette grève portuaire n’ait duré que 14 jours, elle a paralysé le transport de marchandises à l’échelle nationale, causant des pertes financières de plusieurs milliards de dollars.
Plus récemment, en juillet 2024, le ministre O’Regan a, cette fois, exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 107 C.c.t. pour imposer un arbitrage exécutoire dans le cadre du conflit de travail opposant WestJet à ses mécaniciens. Une grève aurait autrement grandement perturbé les vols de centaines de milliers de voyageurs et causé des dommages considérables aux Canadien·nes. Par sa directive, le ministre a imposé un arbitrage final aux parties. Contrairement à ce qui s’est passé dans l’affaire CN/CPKC, il est resté muet quant à la question d’une éventuelle suspension du droit de grève. Saisi de la situation, le CCRI a déterminé que la directive du ministre n’avait pas pour effet de suspendre la grève ni d’exiger des mécaniciens qu’ils retournent au travail.
Dernièrement, en septembre 2024, le conflit de travail entre Air Canada et ses pilotes a retenu l’attention du nouveau ministre du Travail, Steven MacKinnon, lequel suivait de près l’évolution de la situation. Le ministre a refusé de s’immiscer dans ce conflit, laissant ainsi les parties trouver une solution sans intervenir. Les parties ont finalement conclu, à la mi septembre, une entente de principe permettant d’éviter un arrêt de travail et un gel des vols du plus gros transporteur aérien canadien3.
Le 4 novembre 2024, l’AEMCB a déclenché un lock-out dans les ports de Colombie-Britannique en réponse à une grève partielle menée par le Syndicat des débardeurs. Quelques jours plus tard, le 10 novembre, l’Association des employeurs maritimes (l’AEM) a déclenché un lock-out après le rejet de l’offre globale et finale de l’AEM par 99,7 % des débardeurs du port de Montréal4.
Devant ces conflits de travail paralysant deux des plus grands ports du Canada, le 12 novembre, le ministre a exercé pour la deuxième fois en trois mois son pouvoir en vertu de l’article 107 C.c.t., imposant un arbitrage final aux ports de Montréal et de la Colombie-Britannique, ainsi qu’au port de Québec, lequel était en lock-out depuis le 15 septembre 2022. D’un seul coup, le ministre MacKinnon a mis fin à trois conflits de travail dans les ports canadiens, mettant ainsi un terme à des perturbations entraînant des pertes de millions de dollars chaque jour de paralysie des opérations.
Au moment d’écrire ces lignes, un nouveau conflit de travail entre le Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes et Postes Canada retient aussi l’attention à l’aube de la période des fêtes.
Points à retenir
Il importe de rappeler qu’en 20155, la Cour suprême du Canada a reconnu le droit de grève comme une composante constitutionnelle essentielle au processus de négociation collective protégé par la liberté d’association, ce qui peut compliquer l’adoption, par le gouvernement fédéral, d’une loi spéciale imposant le retour au travail, procédé auquel il a eu recours à plusieurs reprises dans le passé.
Il semblerait toutefois qu’en vertu de l’article 107 C.c.t., le gouvernement fédéral pourrait disposer de solutions de rechange à l’adoption d’une loi spéciale. Cet article pourrait ainsi se révéler un outil puissant pour le ministre fédéral du Travail et, incidemment, pour les parties, en cas de conflits de travail dans les entreprises de compétence fédérale.
Outre l’article 107 C.c.t., le ministre dispose également des pouvoirs qui lui sont conférés par les articles 105 et 106, qui lui permettent de nommer un médiateur chargé d’émettre des recommandations pour régler le différend entre les parties et de mener des enquêtes sur des questions susceptibles d’affecter les relations de travail. Pour leur part, les gouvernements provinciaux disposent de divers pouvoirs d’intervention en vertu de leur législation provinciale du travail respective, pouvoirs qui diffèrent d’une région à l’autre du pays. L’issue du litige concernant le CN/CPKC pourrait avoir une incidence sur la mesure dans laquelle les gouvernements provinciaux sont disposés à adopter une approche interventionniste dans les conflits de travail.
Les dossiers concernant le CN/CPKC et les ports pourraient être annonciateurs d’une tendance du gouvernement fédéral à intervenir de façon accrue dans les conflits de travail sous sa juridiction. Il sera certainement intéressant de voir ce que la Cour fédérale conclura dans ce dossier et comment cette décision limitera ou non les pouvoirs d’intervention du ministre en vertu du Code canadien du travail.
Nous suivrons ce dossier de près. Gardez l’œil ouvert pour notre prochaine actualité juridique sur le sujet.
Norton Rose Fulbright (Richard Charney, Jean-Simon Schoenholz, Samantha Cass et Samuel Keen) représente le CN dans la présente affaire