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Canada | Publication | 6 février 2024
Radio-Canada voulait avoir accès aux lettres de mandat (Lettres) que Doug Ford, premier ministre de l’Ontario, a remises à chacun de ses ministres peu après avoir formé son premier gouvernement en 2018.
Le Bureau du Cabinet ontarien a refusé cette demande au motif que l’accès aux Lettres était restreint en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi sur l’accès à l’information et la protection de la vie privée (Loi) de l’Ontario, l’équivalent de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels du Québec (Loi sur l’accès du Québec)1. Cette disposition prévoit qu’un document « qui aurait pour effet de révéler l’objet des délibérations du Conseil exécutif ou de ses comités » est soustrait de l’application de la Loi et ne peut être divulgué.
Radio-Canada a porté en appel cette décision devant le Commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de l’Ontario (Commissaire).
Le Commissaire a jugé que l’accès aux Lettres n’était pas restreint en vertu du paragraphe 12(1) de la Loi et a ordonné leur divulgation. Selon lui, rien n’indiquait que ces Lettres avaient servi ou devaient servir de fondement aux délibérations du Cabinet : celles-ci faisaient plutôt état de sujets ou d’orientations stratégiques générales qui seraient abordés ou étudiés lors de futures réunions de celui-ci.
Siégeant en contrôle judiciaire, la Cour divisionnaire de l’Ontario a qualifié cette décision de raisonnable, opinion ensuite partagée par la majorité de la Cour d’appel de l’Ontario.
Au nom des juges majoritaires, la juge Karakatsanis rappelle d’abord l’équilibre recherché par la législation en matière d’accès à l’information : l’accès à l’information favorise la transparence requise pour la reddition de comptes de la part de l’exécutif afin d’assurer un gouvernement responsable, mais l’exécutif doit aussi bénéficier d’une certaine mesure de confidentialité afin de gouverner efficacement, notamment lors des délibérations du Cabinet.
Pour les juges majoritaires, la dimension constitutionnelle du secret du Cabinet était un élément « crucial » dans l’exercice d’interprétation et le Commissaire n’a pas tenu suffisamment compte des contraintes juridiques et factuelles qui « jouent » sur le paragraphe 12(1) de la Loi, lesquelles « impliquent des traditions et des conventions constitutionnelles qui régissent la confidentialité et le processus de délibération du Cabinet ».
La juge Karakatsanis énumère trois raisons d’être du secret du Cabinet, concept qui découle de la « dimension collective de la responsabilité ministérielle ». Elle explique que les ministres doivent pouvoir s’exprimer en toute franchise lors des délibérations du Cabinet, sans avoir à craindre que leurs propos soient divulgués au public (1), afin qu’ils se montrent solidaires en public lorsque les décisions prises à l’issue de ces délibérations sont dévoilées et puissent être tenus responsables solidairement (2), ce qui contribue à assurer l’efficacité du gouvernement (3). Le Commissaire n’a tenu compte que des deux premières raisons d’être du secret du Cabinet en omettant de considérer la troisième, soit l’efficacité, « un élément contextuel capital », ce qui a amené le Commissaire à « attribuer un objectif trop étroit » au paragraphe 12(1).
De plus, l’exécutif doit bénéficier d’une certaine latitude pour décider quand et comment annoncer une décision ministérielle. Il faut éviter que des orientations et considérations stratégiques encore au stade embryonnaire ne soient divulguées, car cela inviterait une attention indue du public avant qu’une décision ferme ne soit prise, ce qui pourrait donc influer sur le résultat final ou « paralyser le processus décisionnel collectif ». Les raisons d’être du secret du Cabinet ainsi que les conséquences néfastes possibles d’une divulgation prématurée des éléments du processus décisionnel invitent donc une interprétation large de ce secret.
Le Commissaire n’a pas reconnu cette prérogative du gouvernement, ce qui l’a amené à conclure que les résultats du processus de délibération ne sont pas visés par le paragraphe 12(1) de la Loi. Ce faisant, le Commissaire a conclu que les Lettres ne divulguaient pas « l’objet des délibérations » du premier ministre puisqu’elles étaient « l’aboutissement » ou le « fruit » du processus de délibération. Le Commissaire a également « créé une dichotomie artificielle entre le processus de délibération du premier ministre et celui du reste du Cabinet ». Loin de donner une interprétation limitée du processus de délibération, les juges majoritaires y accordent une interprétation très large :
« Le caractère dynamique et fluide du processus de délibération du Cabinet implique également que les stades du processus ne surviennent pas tous autour de la table du Cabinet derrière une porte close. Le processus décisionnel au sein du Cabinet s’étend au-delà des réunions officielles de celui-ci ou de ses comités, et englobe "[l]es conversations à deux dans les corridors […], dans le bureau [du premier ministre] […], au téléphone, ou quelle que soit la manière dont elles peuvent survenir et leur lieu"3 .»
Pour les juges majoritaires, les Lettres ne sont que le commencement du processus de délibération du Cabinet et, ce faisant, celles-ci cadrent parfaitement dans l’exception prévue au paragraphe 12(1) de la Loi. Les juges sont par ailleurs en désaccord avec l’exigence établie par le Commissaire d’une preuve reliant les Lettres à de « véritables délibérations » du Cabinet, étant donné le caractère fluide et dynamique de la prise de décisions par l’exécutif ainsi que le rôle intégral que le premier ministre joue dans le processus de délibérations. La juge Karakatsanis note que les Lettres peuvent être révélatrices de l’objet des délibérations du Cabinet « lorsqu’on [les] met en corrélation avec l’action subséquente du gouvernement » et conclut que le terme « délibération » inclut les résultats ou décisions du processus de délibération du Cabinet, et ce, même si aucune mesure gouvernementale n’en découle au final.
En somme, la majorité de la Cour suprême accueille le pourvoi du Procureur général de l’Ontario et annule l’ordonnance de divulgation des Lettres du Commissaire.
La Cour suprême favorise une interprétation large et libérale du secret du Cabinet et du terme « délibérations ». Les tribunaux seront sans doute réticents à ordonner la divulgation de tout document s’inscrivant dans le continuum des prises de décisions de l’exécutif.
Cette décision aura probablement des répercussions au-delà des frontières ontariennes. La juge Karakatsanis note d’ailleurs que toutes les lois d’accès l’information au pays concilient les deux objectifs essentiels de « besoin de savoir du public » et de la confidentialité nécessaire pour une gouvernance efficace, et que des dispositions similaires au paragraphe 12(1) de la Loi sont incluses dans les lois sur l’accès à l’information de la plupart des provinces canadiennes.
Au Québec, les articles 30 à 38 de la Loi sur l’accès du Québec sont équivalents au paragraphe 12(1) de la Loi. Notons à cet égard que le gouvernement du Québec, le Conseil exécutif, le Conseil du trésor, les ministères et les organismes gouvernementaux sont des organismes publics au sens de cette loi, et donc visés par celle-ci. Notons aussi que le premier ministre du Québec est un membre du Conseil exécutif.
L’article 30 (alinéa 1) de la Loi sur l’accès du Québec permet au Conseil exécutif de refuser de donner communication d’une « décision résultant de ses délibérations ou de celle de l’un de ses comités ministériels, avant l’expiration d’un délai de 25 ans ». Cette formulation restreint l’exception de divulgation à une décision résultant des délibérations, tandis que le paragraphe 12(1) de la Loi ici en cause vise « l’objet des délibérations ». Cette distinction nous semble pertinente, d’autant plus que l’analyse des juges majoritaires de la Cour repose notamment sur le caractère fluide et dynamique des délibérations.
Cela dit, l’article 33 de la Loi sur l’accès du Québec énumère une série de huit exceptions à la divulgation avant l’expiration d’un délai de 25 ans dont :
En vertu de ces dispositions, il est donc permis de se demander si les « lettres de mandat » d’un premier ministre tombent sous l’une des exceptions de la Loi sur l’accès du Québec, eu égard à l’interprétation large et libérale favorisée par la Cour suprême du secret du Cabinet.
L’autrice tient à remercier Nathan De Tracey, étudiant, pour son aide précieuse dans la préparation de la présente actualité juridique.
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